Interview de Marie Rameau, l’auteure du livre Souvenirs qui, à travers la photo d’objets fabriqués en déportation, retrace le portrait de femmes dans la Résistance, et qui surtout montre l’importance de l’amitié pour la survie dans les camps.
De l’amitié dans la Résistance
Nitchevo, en russe, un petit rien, comme ce petit chien fabriqué par Simone Gournay à partir du vol des chutes de fourrure destinée aux écouteurs des soldats du Front est, dans l’Usine Siemens ou travaillaient, contraintes et forcées, certaines des prisonnières du camp de Ravensbrück en 1944. Nitchevo, à l’heure où il ne reste rien, le pas grand-chose devient tout. Nitchevo, une simple peluche, comme l’emblème de l’horreur des camps et du triomphe de la vie. Marie Rameau est photographe. Elle recueille, depuis des années, les témoignages, pour retracer la destinée des femmes dans la Résistance. Dans Souvenirs, les objets photographiés s’animent des histoires qui les accompagnent, celles de la déportation et de la Résistance, « des images pour ne pas oublier, pour remettre en marche notre mémoire défaillante » écrit-elle pour présenter son travail sur son site. Un travail sur la mémoire, sur la transmission surtout, nourri par une réflexion sur la valeur de l’objet, dans la perspective du passé. En déportation, le superflu devient essentiel et l’espoir survit dans ces petits riens. Ces objets explicités par les témoignages montrent la Résistance menée au bout, et peut être surtout, la victoire de l’humain face à l’horreur, le triomphe de la fraternité. Créer encore face à la mort. Souvenirs en échos de la mémoire. Des poèmes, des broderies, des bijoux, des carnets, des vêtements, vestiges du pire et du meilleur racontés en dix-huit rencontres, et autant de portraits de Résistantes, toutes déportées, de Vincennes, Frênes, ou Romainville, jusqu’à Ravensbrück, Bergen-Belsen, Mauthausen et Auschwitz. Le rapport qui s’établit, s’engage sur la voie de l’intime, de la solidarité et de l’amitié que ces femmes ont réussi à maintenir, en hommage à leur combat.
Noms des résistantes présentées dans ce livre : Denise Vernay, Violette Maurice, Anette Chalut, Odette Elina, Michelle Simon et sa mère, Marie-Antoinette Pappé, Denise Lorach, Lou Blazer, Jeannine Lejard, Jeannette l’herminier, Christiane Rème, Elisavieta Pilenko dite Mère Marie, Madeleine Jégouzo, Lise London, Lise Lesèvre, Germaine Tillion, Simone Gournay, Michèle Agniel, Anise Postel-Vinay.
« Ces femmes se sont construites, au même titre qu’un artiste le ferait de son œuvre, une vie en accord avec elles- mêmes. Elles se sont battues contre le pire de l’Homme, et ont la générosité de nous laisser penser que l’on peut continuer à en espérer le meilleur. »
Marie Rameau.
Comment en êtes-vous venue à travailler sur la Résistance ?
MARIE RAMEAU : J’avais 13-14 ans quand j’ai rencontré Simone Le Port, qui faisait partie avec son mari du BCRA. C’était au début des années 1980 et je vivais avec mes parents dans un coin tranquille du Morbihan, au bord de la mer. Mon professeur d’histoire m’avait envoyée recueillir son témoignage. A cette époque, je ne savais rien de la seconde guerre mondiale, j’ai vécu une enfance heureuse et protégée, je n’étais absolument pas préparée à ce que j’allais entendre, d’autant que Simone n’avait pas encore l’expérience des jeunes publics et ne m’a pas épargnée. Cette rencontre a créé un vrai séisme, même si j’ai appris beaucoup. Il y avait une telle dichotomie entre ce que je vivais et ce qu’elle avait vécu que ce passé m’a passionnée. Quinze ans plus tard, par hasard, ma sœur devenait la voisine de Simone et je suis retournée la voir souvent. J’ai tissé un lien très fort avec elle, elle me parlait de la Résistance, et me faisait lire les écrits de Charlotte Delbo ou de Germaine Tillion. C’est au début des années 2000, lorsque sa mémoire a commencé à se détériorer, que j’ai ressenti le besoin de parler d’elle. Mais Simone ne parlait presque que des autres, j’ai donc décidé pour lui rendre hommage en quelque sorte, de faire le portrait de nombreuses résistantes dont la destinée ressemblait à la sienne.
Le mari de Simone Le Port était lui aussi un Résistant, pourquoi vous êtes-vous tournée vers les femmes ?
MARIE RAMEAU : Certainement parce que c’est d’abord à Simone que je voulais rendre hommage et peut-être aussi parce que je suis une femme. A l’époque où j’ai commencé à faire mes portraits, et même encore maintenant, la Résistance des femmes était moins mise en avant que celle des hommes. Le préjugé assimile plus facilement l’héroïsme au masculin. Il y avait pourtant de nombreuses combattantes dans les rangs de la Résistance et je voulais les mettre en lumière, en nombre, au-delà des héroïnes toujours citées. Il y a aussi ce besoin de comprendre l’acte de résistance. Pourquoi certaines personnes s’engagent- elles au point de risquer leur vie pour des valeurs et des idées ? Je n’ai pas trouvé la réponse, toutes ces femmes sont très modestes, et pour elles, résister était quelque chose de naturel, encore après la guerre d’ailleurs. Germaine Tillion est la première que j’ai contactée. Elle m’a reçu très simplement, ce qui m’a facilité ensuite la rencontre avec les autres, car il existe un réseau de solidarité et d’amitié très fort qui se dégage de leur témoignage à toutes. J’admire leur héroïsme, mais c’est surtout la foi qu’elles ont conservée dans l’humanité malgré ce qu’elles ont vécu, qui m’a toujours fascinée. Toutefois, je suis photographe et mon idée était de faire le portrait de ces Résistantes dans le présent. Il fallait donc qu’elles acceptent de se laisser photographier en veilles dames, pour témoigner à la fois de leur histoire et de notre rencontre. J’ai écrit un premier livre, Des Femmes en résistance, 1939-1945, en 2008, aux éditions Autrement. A travers trente portraits, je rendais déjà compte des riches heures que j’ai passées à les écouter.
Dans Souvenirs également, les objets que vous photographiez sont une manière de dresser le portrait d’une vingtaine de ces Résistantes ?
MARIE RAMEAU : Encore une fois, je ne suis pas historienne. Les Résistants ont eu à un moment donné besoin de témoigner pour l’histoire, ces témoignages nécessaires pour reconstituer les faits ont également borné les récits sur la Résistance au cadre strictement biographique et historique. C’est finalement par ces objets, que les rencontres se sont faites à un autre niveau, révélant des histoires plus intimes, plus personnelles, plus humaines aussi. Progressivement, en me racontant leurs histoires, ces femmes me sortaient ces objets. Je me souviens du choc émotionnel que j’ai reçu lorsque Denise Vernay m’a montré son carnet, elle l’avait confectionné à Ravensbrück, en 1944, et en avait fabriqué un second pour son amie Violette Maurice, dont par ailleurs, j’ai lu avec beaucoup d’émotion les écrits. Sur celui de Denise, il est écrit « La victoire en chantant », sur l’autre « La vie est belle, belle toujours ». Entre ses mains, (je n’ai pas pu toucher ce carnet, je n’ai pas osé) portée par la voix de Denise, je saisissais toute la valeur de ce carnet, sa charge mémorielle, sa force et sa fragilité. Tous ces objets ont été fabriqués à partir de rien dans la clandestinité et surtout au péril de leur vie. Marie-Claire Ruet, la conservatrice du musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon m’a ouvert les portes de sa grande collection d’art concentrationnaire, et j’ai commencé à photographier les objets là-bas. Ce n’était pas suffisant, il me fallait la voix qui raconte, inscrire l’objet dans la vie et la Résistance symbolique qu’ils représentent.
Souvenirs, pourquoi ce titre ?
MARIE RAMEAU : Le choix du titre a été compliqué. Souvenirs d’abord, car il y de bons comme des mauvais souvenirs. La neutralité lexicale donne la mesure de la double puissance de ces objets, qui reflètent à la fois le pire moment de la vie de ses femmes et en même temps la lumière dans les ténèbres, la force pour ne pas désespérer, la résistance de la vie contre la déshumanisation des bourreaux. « Beau de l’horreur de tout le reste ». C’est ce qu’explique Marie-Antoinette Pappé, lorsqu’elle me montre son « plus beau cadeau de Noël ». La pudeur protège tous ces souvenirs intimes, et les Résistantes ont toujours eu peur d’être mal comprises. Marie-Antoinette rajoute d’ailleurs, « on peut toujours témoigner, ce que nous avons vécu est incommunicable ». Le rire, la beauté, la fraternité et l’entraide existaient envers et contre tout, le langage permet aussi de se dérober à la vigilance allemande. Tout ça ne doit pas occulter les conditions terribles de la fabrication de ces objets. En publiant après la guerre son opérette humoristique« Le verfügbar aux Enfers», écrite à Ravensbrück en octobre 1944, Germaine Tillion craignait déjà les malentendus. Car elle a écrit cette œuvre, cachée dans une caisse, pour combattre le désespoir et remonter le moral de ses amies. Tout a été de mal en pis pour elle ensuite. Elle est tombée malade et pendant qu’elle était au Revier avec 39° de fièvre sa mère, Emilie Tillion, a été sélectionnée par le médecin du camp à cause de ses cheveux blancs et assassinée par les gaz en mars 1945, quelques semaines avant la libération du camp. Cette pièce sans ce contexte pourrait faire oublier ce qu’elle a vécu. Jeannette L’Herminier et ses compagnes risquaient leur vie pour de simples crayons, un bout de papier, du tissu. Le rire, l’importance du futile et la beauté à travers ces objets ne se révèlent que par l’expérience de la déportation.
Souvenirs au pluriel, à travers l’histoire de ces objets, plus que des portraits de femmes, c’est le tissu d’amitié et de solidarité dont vous témoignez.
MARIE RAMEAU : Tout à fait, les femmes dont je fais le portrait se connaissent et parlent d’ailleurs plus souvent de leurs camarades que d’elles même. Les portraits se mélangent l’une raconte une anecdote sur une autre, les histoires se transmettent ainsi, y compris la mémoire de celles qui n’ont pas survécu. Quand on les écoute, elles le répètent unanimement. C’est à l’amitié qu’elles doivent leur survie, la conservation de ces objets apporte la preuve de leur valeur. Aucune banalisation n’est possible, d’où la nécessité de rendre compte de tout ce qu’ils représentent. Comme ces fleurs séchées envoyées par colis clandestinement à Ravensbrück et miraculeusement encore intactes, conservées dans la maison du jardin où elles ont été cueillies pendant la guerre. Il faut aussi préciser que toutes les femmes que je présente dans mon livre, sont des personnalités extraordinaires, et que même au camp, tous les comportements n’étaient pas similaires et solidaires. Je me suis surtout intéressée par exemple à Ravensbrück aux prisonnières du block 32 et du block 15. Je pense qu’il faut savoir aussi montrer la beauté de l’humain même si on sait qu’il est capable du pire. J’ai aussi dû faire des choix, et toutes les femmes que j’ai rencontrées ne sont pas dans ce livre. D’horizons différents, elles sont toutes exemplaires, car elles ont conservé l’amour du genre humain dans un camp nazi. Un seul point commun les rassemble, elles sont pour la plus grande majorité des filles de soldats de 14-18, elles en n’ont gardé qu’une seule haine, celle de la guerre et de la barbarie.
La création, comme acte de résistance. C’est aussi le sujet du Concours de la Résistance et de la Déportation, cette année, intervenez-vous dans ce cadre ?
MARIE RAMEAU : J’interviens souvent dans le cadre du Concours, mais cette année, je suis bien évidemment très sensible au sujet, surtout car il permet de mobiliser les professeurs de français et d’art plastique, en plus des professeurs d’histoire. Le public scolaire est en réalité le public qui m’intéresse le plus. Non pas pour jouer les professeurs, mais pour confronter et transmettre la mémoire à un public jeune et renouvelé. Je suis toujours un peu triste, lors de conférences sur la Résistance, de n’y trouver que des cheveux blancs, des gens qui savent déjà. De plus, ces femmes dont je raconte l’histoire étaient jeunes à l’époque, l’identification est immédiate dans les classes, où les élèves sont souvent attentifs à la destinée des gens de leur âge. J’aime me confronter aussi aux a priori des élèves, je me heurte parfois assez violemment à l’antisémitisme de certains, mais ça me permet aussi d’en parler. Je me souviens également d’une élève marseillaise, qui était venue me voir à la fin de mon intervention pour me dire avec l’accent : « Je pensais que ce serait triste et chiant, mais elles sont super vos dames !». J’étais récompensée ! Mon précédent livre s’appelait Des Femmes en résistance 39-45, un titre très historique, factuel, précis et ciblé. Avec Souvenirs, je voudrais amener une autre réflexion, aborder les témoignages différemment, avec un point de vue peut-être plus philosophique, plus poétique, plus sensible sur la nature humaine. L’image a une force assez grande qui permet de toucher d’autres publics que j’espère plus jeunes et plus diversifiés. J’ai d’ailleurs monté une exposition itinérante, que je présente dans différents lieux culturels et dans les bibliothèques.
Entretien réalisé par Lucie Servin
Souvenirs, Marie Rameau, La Ville brûle, 224 pages, 30 € – L’exposition Paysages silencieux de Marie Rameau, a lieu en ce moment à Larocafé, du 6 au 27 mars 2016 Au 62 avenue de Verdun à Romainville.
Au programme du Concours de la Résistance et de la Déportation cette année, « Résister par l’art et la littérature », un thème qui était très cher à ma grand-mère Yvette Servin, ancien membre du jury et de l’association ADVR, qui nous a quittés le 26 avril 2015.
Lucie Servin