Marius Roche

Marius Roche, maquis de l’Ain. Le défilé du 11 novembre 1943 à Oyonnax.
Interview de Vincent Goubet pour son film « Faire quelque chose », sorti en 2013.

– Monsieur Roche, pouvez-vous nous expliquer ce que (1) représente cette place ?

C’est là où a eu lieu le fameux défilé de maquisards à Oyonnax, le 11 novembre 1943 dont j’ai été un homme de base d’une troupe composée de 131 hommes, divisée en trois sections. La première était celle de mon frère Julien, la seconde, la mienne, qui était commandée par Pierre Marcault à la ferme de Morez, la troisième section appartenait au camp de Corlier, commandée par Verduraz. L’ensemble de ces trois sections était commandé par le lieutenant Girousse (Chabot), un officier remarquable. Mais l’ensemble de ce défilé était commandé directement par le colonel, enfin à l’époque, le capitaine Romans qui commandait les maquis de l’Ain. Il était entouré de Belle Roche, qui commandait la région R.1 et deux autres représentants : Bonnet et Charles Molher chefs régionaux des maquis. Alors, ce défilé, lorsque que Romans est venu se mettre en face de moi, braquant ses yeux dans les miens et s’écriant : « les maquis de l’Ain, à mon commandement ! » Alors là, la foule s’est rendu compte qu’il s’agissait d’un événement exceptionnel. Nous étions en plein Vichy, et c’était les « terroristes » qui allaient ce jour-là défiler à Oyonnax en déposant une gerbe qui était tenue par mon frère et sur laquelle était inscrit : « les vainqueurs de demain à ceux de 14-18 ». Pour montrer le respect que nous avions envers nos pères qui avaient combattu en 14-18. Donc, il fallait effacer cet affront, cette défaite de 1940 qui nous restait sur le cœur. Et ça a été l’occasion de montrer notre vrai visage sous Vichy. Nous voulions montrer qu’une armée naissait, qu’une armée se déployait pour la libération de la France.

– Pour vous ce défilé, c’était l’occasion de montrer que vous n’étiez pas des terroristes, que vous n’étiez pas des bandits !

Absolument. Parce que le gouvernement de Vichy nous traitait de terroristes, de vauriens, de bandits, de tous ces termes, c’était incroyable ! Alors que nous n’avions qu’un but, c’était de libérer la France. Ce n’était pas un problème politique ni autre. Ce que nous voulions c’était libérer la République et la France. Parce que c’est lorsqu’on a perdu la République, sous Vichy, qu’on s’est rendu compte de ce qu’elle représentait pour nous !

– Devant le monument aux morts d’Oyonnax.

C’est là où nous avons chanté la Marseillaise. (Silence. Visage ému.) Il faut penser qu’il y eut toute la préparation, 15 jours avant nous défilions dans la ferme de Morez. Nous avons su que nous allions à Oyonnax seulement le matin, quand nous étions dans les camionnettes ou dans les camions ! Moi et mon frère on était dans une camionnette. On a appris le matin.

– Quel a été le retentissement de cet événement ?

Eh bien, dans les semaines qui ont suivi, les Alliés ont été mis au courant. C’est allé jusqu’au cabinet de Churchill qui aurait, paraît-il, décidé que… les documents qu’il a eus sur le défilé d’Oyonnax l’auraient décidé à armer la Résistance française. Il a compris qu’il y avait des gens qui se battaient en France et qui voulaient apporter leur contribution à l’effort des Alliés. C’était une petite contribution pour la libération de la France. Même en dehors de la région, bien sûr, c’était un événement ! La presse n’en a pas parlé ! Il a fallu faire un faux journal qui s’appelait le Nouvelliste, qui a été fait clandestinement, et qui a parlé du défilé d’Oyonnax. C’était un événement J’en J’en parle dans mon site Internet de ce journal qui a permis à la population lyonnaise de connaître cette affaire d’Oyonnax. C’est pas la presse de Vichy ! Ils en’n ont pas parlé.

– Marius Roche devant une maison. Il montre un soupirail.

Voyez ce soupirail qui donne sur la cave dans laquelle se sont réfugiés trois des nôtres. Et, Malheureusement pour eux, un homme de la Wehrmacht à cet emplacement exact a lancé des grenades par ce soupirail… Les trois ont été complètement carbonisés. Ils sont inhumés à notre cimetière du Val d’enfer, à la mémoire des maquis de l’Ain, sur la commune de Cerdon. En dehors des personnes que je vous ai citées, il y avait Michel Brault2, qui était le chef national des maquis et Yeo Thomas, personnage important du SOE, qui tous deux nous ont rendu visite dans notre ferme de Morez. Au moins Michel Brault car Yeo Thomas3 je n’ai pas le souvenir de son passage. De toute manière il est venu d’une façon certaine visiter les maquis de l’Ain. Je voulais ajouter le personnage de Patterson4, de son nom Van Mauryk qui était un officier britannique qui appartenait au SOE5 et que nous avons reçu au cours d’un parachutage à Izernore. Il avait été organisé par Paul Debas. Mon frère et moi nous étions à la réception de ce parachutage. Nous avons gardé avec nous Patterson. C’était son nom de guerre, de résistance, nous l’avons gardé une quinzaine de jours dans notre ferme de Morez. C’était un garçon phénoménal, un garçon merveilleux qui était diplomate. Sa mission devait le parachuter en Suisse. Mais comme les Suisses, au nom de leur neutralité, n’acceptaient pas de parachutages venant des Alliés, Patterson a été parachuté dans la nuit du 6 au 7 janvier sur un terrain de la commune d’Izemore. Il a été parachuté entre minuit et une heure du matin et nous l’avons gardé avec nous une quinzaines de jours, ce qui lui a donné l’occasion de visiter les maquis de l’Ain, qu’il découvrait, bien sûr. Sa mission était la suivante : c’était de rejoindre Berne en Suisse. Alors, évidemment, le fait qu’il ait été parachuté en France… il a fallu le faire passer en Suisse et c’est Romans qui, avec la complicité de douaniers de la zone interdite de la région de Gex, a pu le faire passer en Suisse où il a appartenu à l’état- major du général Colin Gubbeins qui était le patron du SOE pour toute l’Europe, personnage numéro un. Et Patterson, durant son stage à Berne, a eu l’occasion d’envoyer des messages à Londres pour parler de l’organisation des maquis de l’Ain, qui l’avait trouvée parfaite. Ça a été un élément de plus pour nous d’avoir un contact direct avec le SOE britannique et cette aide importante, vraiment importante, nous a permis de récupérer pas mal de parachutages. Nous le devons à Patterson, à cette mission qu’il a parfaitement menée au bénéfice des maquis de l’Ain. Il est toujours de ce monde, il a eu 80 ans au mois de juillet. Je pense le rencontrer prochainement. Nous avons toujours gardé un contact personnel.

– Je crois que tout est dit.

Oui tout est dit. Mais ça je voulais le dire, je ne voulais pas oublier Patterson.

– Il y a une citation que vous avez découverte récemment M. Roche !

Oui, il y a trois ou quatre jours.

– Et cette citation, que dit-elle ?

C’est une parole de Saint-Exupéry qui dit, dans une conversation, après avoir perdu quantité de ses camarades de la ligne de l’aéropostale, tous ses compagnons qui ont disparu de mort brutale… Il arrive un moment où on se trouve seul et ce qui m’arrive aujourd’hui puisque de la ferme de la Montagne, je suis le seul rescapé sur les 22 que nous étions. Alors cette phrase de Saint-Ex n’est revenue à l’esprit quand on a fini ce reportage. Évidemment, je ne peux pas me comparer à Saint- Exupéry, loin de là, mais c’est cette phrase que je peux m’appliquer lorsqu’il a déclaré : « il n’y a plus personne à qui je peux dire : te rappelles-tu ? » Vous vous rendez compte de ce que ça représente ? Plus personne à qui vous pouvez dire « te rappelles-tu » ? La ferme de la Montagne, nous avons vécu un reportage cet après-midi, mais je suis le seul. Tout a disparu. Sur les 22 que nous étions, je suis le seul survivant.

– Revenons au 11 novembre 1943.

Il y avait des camions qui étaient prévus. Étant donné que j’étais l’homme de base Je me suis fixé à cet emplacement, mon frère était à ma droite, portant la gerbe, et puis Escoffier était à sa droite également. À ma gauche j’avais le lieutenant de Lassus. Et ensuite, colonnes par trois. Les 131 hommes, parfaitement habillés, en tenue des chantiers de jeunesse, des vêtements que nous avions ramassés au camp de jeunesse.

– Que vous aviez ramassés ou que vous aviez volés ?

Oui, oui, volés. Volés plutôt ! C’était un coup, une opération qui a duré trois heures. Nous avons chargé trois camions de chaussures, de pantalons, de blousons de cuir, de bérets, de chaussures, de vêtements, ce qui nous a permis de défiler avec une tenue qui n’avait rien de terroriste !

– Et vous teniez à montrer que…

Et puis nous étions armés en plus !

– Vous teniez à montrer que vous étiez une force militaire régulière !

Mais absolument ! Absolument. Alors que l’on disait que le maquis n’existait pas, que c’était une bande de terroristes, que c’était des pilleurs de fermes. Tous les qualificatifs les plus ignobles. Alors ça, nous en avions tellement assez, qu’un jour Romans, au lieu de faire un dépôt de gerbe comme il avait été commandé par l’état-major régional, Romans a dit : « on va faire mieux, on va faire un défilé pour montrer nos gueules ! » Voilà ce qu’il a dit. C’est ce que nous avons fait ! Dès que nous sommes sortis des camions, quand la population s’est aperçue que c’était le maquis, ça a été le délire ! On nous jetait des billets de cinq francs, des paquets de cigarettes et on criait : « vive le maquis, vive de Gaulle » ! C’était incroyable ! Mais nous avions notre dignité, nous avons voulu montrer qu’on était des soldats. Ce que l’on appelait les soldats sans uniforme ! La foule a envahi les trottoirs, c’était un enthousiasme fabuleux, fabuleux. Quand nous sommes rentrés dans nos maquis, c’était… c’était pour nous une sortie ! C’était la première fois depuis des mois que nous sortions dans une ville.

– Comment était constitué le cortège ?

Il y avait Roger Tanton qui ouvrait la marche avec sa mitraillette. Derrière il y avait la garde du drapeau qui était composé de six hommes, et ensuite le colonel Romans- Petit et trois responsables départementaux de la Résistance.

– Et vous, vous étiez où ?

On était tout de suite après. D’ailleurs, on le voit sur les photos de l’époque. Il y en avait une qui représente tout ça, ce que l’on appelle les porteurs de gerbe. Il y avait la croix de Lorraine avec cette inscription : « les vainqueurs de demain aux vainqueurs de 14-18 ».

– Qui portait la gerbe ?

C’était mon frère, qui a été tué en février 1944, à l’attaque de la ferme de la montagne. On n’a pas eu le temps d’évoquer cette journée historique, le pauvre ayant disparu au combat les armes à la main, le 8 février, en face d’une section de 250 SS. Incroyable… On aurait dû tous y rester.

– C’était votre frère jumeau ?

Oui. Ça été le coup le plus terrible de ma vie, dont je souffre encore. Un frère jumeau ! C’est comme ça. Eh oui, le temps a passé, ça fait 65 ans !

– Votre frère a disparu quand ?

Le 8 février 1944, à l’attaque de la ferme de la montagne, qui a été la première attaque de l’opération allemande qui était nommée « Kaporal ». Les Allemands voulaient absolument détruire les camps des maquis qui commençaient à les agacer, parce que nous avons fait quand même des opérations de style militaire. Alors le 11 novembre nous sommes arrivés là, nous avons tourné là puis nous nous sommes alignés, nous étions tous alignés là. C’est là que mon frère a remis la gerbe au capitaine Romans. Il l’a déposée au pied du monument. Mais ce n’est pas le monument d’aujourd’hui, c’est un monument qui a été déplacé, qui était beaucoup moins important que celui-ci. C’est là que nous avons chanté la Marseillaise. Eh oui. (Émotion)!

– Au début vous me disiez qu’il n’y avait que vous lors des commémorations ! C’est étonnant car on a beaucoup parlé de cet événement !

Oui, mais après, quelques années plus tard ! Au début on ne considérait pas que c’était un événement historique ! C’était une opération comme il y en a eu pas mal d’autres. Le défilé c’est une chose, mais il faut penser qu’il y a toute la préparation, 15 jours avant on défilait colonnes par trois dans les environs de la ferme de Morez. Ce n’était pas évident. D’ailleurs nous avons su que nous partions pour Oyonnax seulement le matin, quand nous avons été dans les camionnettes, dans les camions. Avec mon frère nous étions dans une camionnette, la maquisette, c’est comme ça qu’elle s’appelait, c’était une petite voiture commerciale. On a dit le matin que nous allions sur Oyonnax. Il ne fallait pas qu’il y ait de…

– Quel est le retentissement de cet événement ?

Eh bien, dans les semaines qui ont suivi, nos alliés ont été mis au courant de cette opération. C’est allé jusqu’au cabinet de Churchill qui aurait, paraît-il, décidé en voyant les documents, sur le défilé d’Oyonnax, d’armer la Résistance. C’était un justificatif comme quoi en France il y avait des gens qui se battaient, qui voulaient apporter leur contribution aux Alliés

Et puis on a repris les camions pour entrer après cette matinée historique qui nous avait fait retrouver une partie de la vie civile que nous avions abandonnée depuis des mois.

– Vous étiez combien ?

131 exactement. J’étais un homme de base d’une colonne qui comportait 131 hommes, divisés en trois sections.


1 Henri Petit, 1887-1980. Alias « Romans ». Dès 1940 il crée le réseau de renseignements
« Ali-Tir » qu’il anime jusqu’à la fin de 1942 où il commence à organiser les premiers maquis. En juin 1943 il crée une école des cadres pour former er encadrer les maquisards. En octobre 1943 il est nommé chef militaire de l’AS (Armée secrète ) pour le département de l’Ain. Le 11 novembre 1943 il organise le défilé d’Oyonnax qui aura un impact important pour la Résistance, tant en France qu’en Angleterre. Le 11 juillet 1944, 27 000 Allemands attaquent les 5 OOO maquisards de Romans-Petit qui parviennent à résister.

2 Michel Brault , alias « Jérôme », mort en 1956, avocat. Il est l’un des fondateurs du réseau de renseignements F2. Entré à Combat en mars 1942, il devient membre de l’Etat major de l’Armée secrète (AS), puis responsable des services de renseignements des Mouvements Unis de résistance (MUR), puis chef su service national des maquis. Début 1944, il est envoyé à Londres où il se bat pour qu’un statut de militaire soit accordé aux combattants de l’intérieur: grades officiels, droit à l’avancement et à la retraite, aide aux familles, etc.

3 Yeo Thomas, 1901-1964. Agent secret du SOE, section F (France), il effectue trois importantes missions en France. Début 1943, il participe à la mission Arquebuse-Brimaire (Passy-Brossolette), prélude à l’unification de la Résistance. Une deuxième mission, fin 1943, l’amène à visiter les maquis pour évaluer leur potentiel et leurs besoins. Ses rapports permettront de décider Churchill à armer les maquis. Sa troisième mission, qui avait pour objectif de libérer Brossolette, échoie car il est trahi. Arrêté en mars 1944, torturé, il est déporté à Buchenwald avec 36 de ses compagnons. 16 d’entre eux sont pendus. Yéo Thomas échappe, comme Stéphane Hessel, à l’exécution car son nom est substitué à celui d’un prisonnier mort. Il multiplie tout au long se sa détentions les tentatives d’évasion.

4 Ernest Henry Van Maurik, alias Patterson, officier du SOE qui, de Berne où il assure la liaison avec Londres, joue en effet lui aussi un grand rôle pour obtenir de Churchill l’armement des maquis.

5 SOE, Special Operations Eceutive, créé par Churchill dès juillet 1940. Les buts de ce service secret sont multiples, information, désinformation, sabotages, soutien aux différents mouvements de résistance en Europe surtout, mais aussi en Asie…