Arsène Tchakarian: Une action du groupe Manouchian (3 juin 1943)

Interviewé par Vincent Goubet pour son film « Faire quelque chose », sorti en 2013

Arsène Tchakarian (1916-2018). D’origine arménienne, bien que Commandeur de la Légion d’Honneur, il n’obtient la nationalité française qu’en 1958. Résistant dès 1940, il intègre le groupe Manouchian en mai 1943 et participe à de nombreux sabotages et attentats. Il échappe à la chute du groupe, rejoint le maquis de Lorris (Loiret), participe à la libération de Montargis.

Il est l’auteur de plusieurs ouvrages.

  • Les Francs-tireurs de l’affiche rouge, Paris, Les Éditions sociales, 1986,
  • Les Fusillés du Mont-Valérien, Nanterre, Comité national du souvenir des fusillés du Mont-Valérien, 1991.
  • Avec Hélène Kosséian-Bairamian, Les Commandos de l’Affiche Rouge : la vérité historique sur la première section de l’Armée secrète, Paris, Éditions du Rocher, 2012

– Nous sommes sur le lieu de l’attentat du 3 juin 1943 ?

Oui, c’est le croisement de la rue Mirabeau et de la rue Wilhem. Un peu plus bas on va à l’église d’Auteuil. Tous les jours, tous les soirs, vers 17h45, il y a un autocar qui passe, grillagé bien sûr, de la Kriegsmarine, avec des officiers de la kriegsmarine à l’intérieur et, un quart d’heure plus tard, un deuxième. Le lieu était exactement pareil. C’était des officiers supérieurs de la marine allemande qui passaient ici. Ils venaient du bassin d’Auteuil. Au bassin d’Auteuil il y a une école de la marine et les officiers supérieurs donnaient des cours avec leurs bateaux, leurs petits bateaux, sur ce bassin. Ils venaient de cette école-là. Alors, pourquoi le deuxième autocar? Parce que si on attaquait le premier, le deuxième, pouvait arriver derrière et nous surprendre. Alors nous avons choisi le deuxième. Et, effectivement, nous sommes venus trois fois ici pour visiter, pour préparer le plan. Eh bien lorsque l’autocar venait ici, rue Wilhem, il ralentissait, et il roulait environ à 30 à l’heure.
Nous attendons donc le deuxième autocar, à 18 h, le 3 juin 1943, c’était un jeudi. Nous sommes trois. Marcel Rayman (1) comme responsable, Ernest Blaukopf2, un Autrichien, et moi. Nous avons choisi d’attaquer ici parce que l’autocar ralentissait à ce carrefour. Après avoir fait leur travail, ils rentraient au ministère de la Marine, place de La Concorde. Les autocars étaient grillagés parce que il y avait eu déjà trois ou quatre mois avant, d’autres résistants, qui n’étaient pas très bien organisés, avec des bombes rudimentaires, qui avaient attaqué un autocar. La bombe était tombée à l’extérieur. Ils n’avaient pas réussi. À partir de cette date les autocars ont été grillagés. De plus, de chaque côté, sur les marchepieds, il y avait des plantons, des marins avec des mitraillettes, qui assuraient la protection. Donc, impossibilité d’attaquer cet autocar. Notre groupe, c’est-à-dire Marcel Rayman, Ernest Blaukpf et moi, nous avons décidé de faire cette attaque contre cet autocar ici, à cet endroit. Comment devait se dérouler l’attaque ? C’était très difficile car Il y avait deux sentinelles, une de chaque côté. Ernest doit sauter sur l’autocar, sur le marchepied, tenir les poignées, serrer avec son corps le marin, et la grenade qui fait à peu près 800 g dégoupillée déjà, casser le pare-brise, et jeter à l’intérieur la grenade! Il devait faire ce travail. Ensuite il devait sauter en bas et venir vers moi. J’attendais à cet endroit-là, juste au coin de la rue, j’étais en première défense. il y avait une épicerie avant.
Donc, Ernest dégoupille sa grenade, saute sur l’autocar en serrant bien fort la sentinelle allemande, casse le pare-brise et jette sa grenade à l’intérieur. Moi je suis en première défense. L’autocar roule toujours, la sentinelle et Ernest tombent tous les deux sur le trottoir et la mitraillette du marin tire sur Ernest. Il est blessé au pied, il passe devant moi et moi j’attends toujours ici, mon arme dans la poche, mais… bien habillé. Personne ne peut savoir qui je suis. La sentinelle allemande, avec sa mitraillette, essaie de poursuivre Ernest mais Ernest est déjà assez loin.
Donc, Ernest court par ici, vers l’église d’Auteuil où Marcel Rayman l’attend. Et, en courant, avec sa mitraillette, le marin le suit. Alors je sors mon pistolet et je l’abats. Pendant ce temps l’autocar rentre dans un platane et ça commence à crier un peu partout. Ernest, qui boite, avance. Un dernier regard derrière et j’avance aussi. He vois que je ne suis pas remarqué. Je regarde toujours en arrière et je constate que le deuxième marin avec sa mitraillette a vu son camarade par terre. Alors il se dit : «c’est par là ». Je fais semblant que je n’y suis pour rien et j’attends. Pendant ce temps-là, le marin avance, mais avec des précautions, parce qu’il se méfie. Il sait que c’est par-là, mais quand il arrive juste à côté de moi, je sors mon pistolet encore une fois et je l’abats aussi. Il tombe. J’avais un pistolet automatique… trois coups sont partis là-bas et peut-être deux coups là. Je ne sais même plus combien de balles il me reste dans le canon. J’arrive rue Corot, à l’église d’Auteuil donc. Déjà les gens criaient un peu partout. Ils avaient entendu du bruit. Ces grilles que vous voyez là, c’était une blanchisserie. C’est les mêmes grilles qu’il y avait en 43. Rien n’est changé. J’en suis sûr et certain. Alors, j’ai vu des dames en blouse blanche qui ont commencé à fermer les grilles et moi, j’ai vu Ernest et Marcel Rayman monter par là. C’était notre itinéraire, d’ailleurs. Alors, lorsque je suis là, je vois une porte cochère sui était, je crois, un abri en cas d’alerte et beaucoup de gens couraient vers cette porte cochère. Et moi, pendant que j’avançais, alors que Ernest et Rayman étaient déjà au coin, je vois un monsieur qui court vers moi. Je devine que c’est un policier et il s’a’approche de moi… Alors je sors mon pistolet. Il a peur et me dit: « je veux rentrer dans la porte cochère». Je lui dis : « entrez monsieur ! » et je continue ma route. Je regarde si je suis suivi, mais rien, la rue est vide, tout le monde est rentré. Dans ces conditions, maintenant, assuré que derrière nous il n’y a plus de danger, mon devoir est de passer devant. Normalement c’est Marcel Rayman qui devait ouvrir le chemin devant. Mais étant donné qu’il était toujours avec le blessé… Cependant rien n’est terminé et l’alerte, l’alerte… On entend la sirène. Je regarde autour de moi. Je regarde par ici et de l’autre côté, en face, parce que s’il y a un danger, au lieu d’aller par là il faut aller de l’autre côté. l’autre itinéraire était ici. J’arrive à l’angle de la rue Leconte de Lisle et je regarde légèrement vers la gauche. Je vois que Marcel Rayman et Ernest sont là et j’entends un coup sec, un pistolet. Rayman vient vers moi tandis que j’avance toujours. Je regarde devant moi pour voir s’il y a pas de personne qui pourrait me déranger. Je regarde les rues partout, je surveille et voilà que je vois au loin deux policiers, avec des pèlerines et des vélos. Ils pédalent vers nous. Alors je dis à Rayman : « qu’est-ce qui se passe »? Il me dit: « Ernest s’est tiré une balle ! » Effectivement, j’avais entendu cette balle-là quand il a tiré. Mais moi, en attendant, j’avance vers les deux policiers et je dis : « messieurs les agents, ça va mal là-bas ». Je voulais dire: « courez là-bas », Alors les policiers, au lieu de continuer leur route, descendent et disent : « monsieur, vos papiers »! Alors moi je sors mon pistolet, encore ! Et je dis : « messieurs! Les mains en l’air, rentrez là». La porte cochère était ouverte, je les ai fait rentrer dedans, à l’intérieur, au numéro trois, et j’ai dit : « surtout, messieurs, ne sortez pas, ne sortez pas car votre vie est en danger ». Alors les policiers sont restés à l’intérieur. Pour moi c’était fini. On a continué avec Rayman vers le métro. On n’a pas pris le métro église d’Auteuil, on a pris… Enfin je sais pas. En descendant les marches du métro on voit un officier, un capitaine, qui monte. Rayman me dit : « on l’abat ! ». Je dis : « écoute, on entend toujours des sirènes dehors à l’extérieur, tout va mal, on vient de perdre un camarade ! Je crois qu’on arrête».

 

 

 

 

1 Marcel Rayman ou Rajman (1923-1944). Juif polonais, communiste, résistant dès 1940, il intègre les FTP-MOI en 1942 et en devient l’un des membres les plus actifs. Intégré dans le groupe Manouchian, il participe à de très nombreuses actions, dont la plus connue est l’exécution de Julius Ritter, général SS responsable du STO pour le France, le 28 septembre 1943. Cette action menée avec Léo Kneller et Célestino Alfonso entraîne l’exécution de 50 orages. Marcel Rayman et Célestino AMfonso sont fusillés le 21 février 1944 au Mont-Valérien avec Manouchian.

2 Ernest Blaukopf (1914-1943). Contrairement à ce qu’assure Tchakarian, Ernest Blaukopf ne s’est pas suicidé à l’issue de l’action (qui a fait 7 blessés chez les Allemands du car). Il a été arrêté en juillet 1943 par la police française, livré aux Allemands et fusillé le 28 septembre 1943, sa compagne, Gertrud Weisler; étant guillotinée en décembre de la même année en Allemagne.