Le bataillon d’Eysses*, 1943-1944 : une résistance exceptionnelle

L’histoire de la prison d’Eysses en 1943-1944 est une histoire exemplaire à plus d’un titre . D’abord par l’organisation exceptionnelle d’efficacité mise en place par les résistants internés, ensuite par la tentative d’évasion collective qui s’y est déroulé en en février 1944.
Entre 1940 et 1944, la prison d’Eysses, située à Villeneuve- sur-Lot, donc à l’écart des grandes villes, a servi de lieu de regroupement de nombreux résistants condamnés par les autorités de Vichy. « communistes, terroristes et acteurs de menées antinationales » y ont été rassemblés par centaines.
La prison était sale, sévère, sinistre, les détenus y étaient habillés de bure, chaussés de sabots, la direction ne voulait pas reconnaître le caractère politique des prisonniers, malgré les réclamations de ces dernier qui refusaient d’être assimilés à des droits communs.
C’est en octobre 1943 que tout a changé à Eysses, avec l’arrivée du train dit de la Marseillaise, ainsi appelé car les nouveaux détenus, plusieurs centaines, tous résistants, communistes en quasi-totalité, sont entrés en gare de Villeneuve en chantant une vibrante Marseillaise qui a ému toute la population.

La métamorphose

La pratique militante permet aux détenus de s’organiser par préaux, la prison étant en effet divisée en quatre cours- préaux distincts, puis de créer une délégation générale qui présente au directeur ses revendications de façon claire et efficace. Par ailleurs, la discipline instaurée par cette délégation générale permet d’améliorer la vie quotidienne et en particulier de faire disparaître la saleté qui caractérisait la prison.
Ces changements dans l’attitude des détenus leur permet de se faire reconnaître par les gardiens et le directeur comme des prisonniers peu ordinaires.
Les « prévôts » qui servaient d’intermédiaire entre gardiens et détenus, jusqu’alors choisis parmi les caïds, sont remplacés par des résistants, plus efficaces. Naturellement, les rapports avec les gardiens changent, ces derniers respectant de plus en plus des détenus qui leur en imposent par leur dignité : les cellules sont propres, les couvertures pliées !
Chaque jour apporte une amélioration des conditions de détention. Peu à peu des peintures font leur apparition au réfectoire, une scène de théâtre est installée, des cercles d’étude sont créés et tolérés par la direction, le droit de fumer, d’écrire, l’autorisation pour les détenus de voir leur femme et leurs enfants quand ceux-ci viennent à Eysses sont accordés. Les délégués de chaque préau obtiennent la liberté de circuler de l’un à l’autre, des journaux sont créés : Le Patriote résistant, l’Unité, et, pour les jeunes, Gavroche déchaîné, dont les articles rassemblent analyses politiques, poésie et humour. Une chorale est mise sur pied, les prisonniers peuvent même, le dimanche, saluer le drapeau tricolore ! Des cours sont organisés en fonction des possibilités des uns et des autres : biologie, histoire, langues, maths, physique, donnés en l’occurrence par Georges Charpak le futur prix Nobel. Une radio, introduite en pièces détachées, permet d’obtenir des informations sur l’évolution de la guerre et de réaliser un bulletin d’information lu le soir dans chaque préau. Des conférences sont faites sur des sujets brûlants : l’histoire du PC, la Guerre d’Espagne, la technique militaire. Des séances de gymnastique ont lieu tous les jours, dont le but est en fait l’entraînement militaire.
Le directeur de l’établissement, Lasalle, accepte tous ces aménagements au régime carcéral car cela permet à la prison de fonctionner plus facilement et de diminuer les tensions internes. La centrale entière est métamorphosée, les toilettes sont toujours propres, les douches réparées, les murs sont repeints, des fresques sont dessinées sur les murs des « chauffoirs », salles aménagées en foyers culturels. Les gardiens prennent l’habitude de dire « Monsieur », «s’il vous plaît » aux détenus, ce qui sidère littéralement les nouveaux arrivants.

L’organisation

Chaque préau, qui rassemble environ 300 prisonniers, est régi par un comité du Front National composé de 10 hommes et possède un commandement militaire. Les prisonniers sont regroupés par tablées de 15 hommes, les « gourbis », dans lesquels on partage les colis. Les gourbis pauvres, ceux qui reçoivent moins de colis, sont aidés par les autres. Les comités de préaux désignent un comité directeur du Front National dont les responsables les plus marquants sont Doize, Marquini, Jacquet, Fuchs et Auzias. Les commandements militaires de chaque préau sont soumis à un commandement militaire central également responsable de la justice interne des détenus, dirigé par le colonel Bernard.
Un comité FN est même mis en place chez les gardiens dont certains sont résistants.
Des politiques sont placés aux postes-clés permettant d’améliorer la vie quotidienne de la prison : les cuisines, l’infirmerie, et même à l’administration, ce qui leur donne accès au dossier de chacun !
Une première action permet de tester le nouveau rapport des forces lorsqu’un garçon, âgé de 14 ans, interné pour faits de résistance, est placé avec des jeunes droits communs. Quand le comité directeur apprend cela, il décide qu’aucun détenu, le soir, ne quittera le réfectoire avant que ce garçon ne soit transféré chez les résistants. Le directeur de la prison doit céder pour rétablir son autorité.

8-9-10 décembre 1943, les trois glorieuses d’Eysses

Lorsque, début décembre 1943, le transfert de 109 détenus au camp de Voves, près de Chartres, est annoncé, une mobilisation exceptionnelle se met en place pour s’opposer à ce départ. Lorsque les GMR (gardes mobiles de réserve) viennent chercher les condamnés, tous les détenus se regroupent, entonnent une Marseillaise et avancent vers les fusils. Certains en arrière sont armés de manches de pioche. Les GMR hésitent, mais ne tirent pas. Il faut dire que les surveillants de la centrale ont refusé de participer à l’opération et que les cheminots de Villeneuve ont décidé d’empêcher le train de partir. Le troisième jour de l’épreuve de force, les autorité de Vichy accordent la promesse que les 109 n’iront pas dans un camp de la zone Nord, sous contrôle allemand.
C’est une belle victoire pour les prisonniers, mais ces événements entraînent le limogeage du directeur et son remplacement par un fonctionnaire moins souple. Ce dernier fait murer les portes de communication entre les différents préaux pour isoler les groupes de prisonniers. La discipline redevient plus stricte, mais les détenus obtiennent cependant le droit de faire entrer à nouveau des vivres dans la prison. C’est la filière qui leur permet de se procurer des armes, grâce à la complicité des résistants de l’extérieur : des munitions, des grenades, des mitraillettes Sten sont ainsi introduites dans la centrale. Les gardiens résistants continuent quant à eux de faire passer les messages avec l’extérieur.

La préparation de l’évasion collective

Le but du comité directeur n’est pas simplement d’améliorer les conditions de détention, mais surtout de préparer l’évasion collective de tous les patriotes, pour qu’ils puissent reprendre leur combat dans la Résistance.
Afin de préparer celle-ci et d’obtenir le soutien extérieur indispensable, le comité directeur du FN décide de faire sortir un détenu. Le choix se porte sur Kléber (de son vrai nom Fénoglio). Il sort sans difficulté le 23 décembre 1943, dissimulé dans une camionnette, avec la complicité de gardiens résistants. Les détenus parviendront à cacher cette évasion pendant deux mois en le remplaçant systématiquement aux appels !
Serge Ravanel, responsable national des Groupes francs des MUR, est mandaté par le CNR pour apporter la logistique nécessaire à une évasion collective de cette ampleur. Le projet est baptisé « Opération Monga ». Il faut en effet un soutien armé extérieur pour empêcher les renforts d’arriver, il faut aussi des camions et du carburant pour transporter 1200 hommes et les répartir en autant de planques ou dans des maquis et pas seulement dans ceux du secteur, des vêtements civils, des papiers pour chacun, des cartes d’alimentation. Pour le soutien extérieur, 40 Résistants doivent venir de Lyon, 10 de Toulouse, 10 de Marseille. Ils seront équipés de mitrailleuses et de mortiers. Par sa dimension, son ampleur, cette opération est unique.
L’évasion est prévue pour la nuit de Noël 1943 ou du Jour de l’An, car une partie des gardiens doit partir en permission pour les fêtes. Serge Ravanel, qui a rencontré Kléber à Villeneuve-sur-Lot, qui est même allé voir depuis les collines avoisinantes la topographie de la prison avec ce dernier, lui a demandé d’entrer en contact avec le chef des Groupes francs de la région, Joly (de son vrai nom Marcel Joyeux), pour qu’il lui remette les armes nécessaires à l’opération. L’atmosphère à Villeneuve est très encourageante. La Résistance a été galvanisée par l’arrivée du « train de la Marseillaise » en octobre 1943 et toutes les organisations du secteur, AS, Combat, CGT, Front National, socialistes, catholiques, soutiennent les détenus. L’attitude de la population est, elle aussi, très favorable aux détenus : les Villeneuvois font parvenir aux prisonniers quantité de victuailles pour fêter Noël. Malgré les difficultés de ravitaillement, des dindes, des poulets, des barriques de vin et même un demi-porc, le tout avec l’accord de l’intendant de la prison, ainsi que, cachées dans ces provisions, mais cela sans l’accord de l’intendant, 34 grenades et des armes sont offerts aux détenus. Mais les armes de Joly, elles, n’arrivent pas… Un incident impensable s’est produit. Kléber— et Serge Ravanel en avait été frappé, était beaucoup trop bavard, donc imprudent— a révélé à Joly, membre de Combat et vigoureusement anticommuniste, que les 1200 membres du bataillon d’Eysses étaient communistes. Cela a suffi pour que Joly, seul, sans en référer à quiconque, et contrairement aux ordres qu’il avait reçus, refuse de fournir les armes nécessaires, contraignant les détenus à retarder leur évasion.
Un autre événement imprévu va compliquer de façon dramatique la situation. Le 3 janvier 1944, 54 prisonniers non membres du bataillon d’Eysses se sont évadés en achetant des gardiens. Ils s’agit de gaullistes et surtout de membres du SOE, special operations executive, crée en 1940 par Churchill, afin de mener des missions dans les pays occupés. C’est d’ailleurs une mission SOE qui a organisé l’évasion collective. Ces prisonniers, méfiants envers les communistes, et sans doute parce qu’ils avaient déjà leur plan d’évasion, avaient tenu à rester à l’écart, dans le quartier cellulaire. Cependant, 8 prisonniers gaullistes refuseront de s’évader, par solidarité avec leurs camarades du FN.
Les conséquences de cette évasion seront lourdes : changement de direction fin janvier, nouvelle reprise en mains, encore plus stricte. Le nouveau directeur, un colonel de la Milice, Schivo, ami de Darnand, est chargé de mettre un terme aux « dérives » observées dans le fonctionnement de la prison. Les fouilles se multiplient, l’entrée des vivres est interdite et donc la filière d’approvisionnement en armes est cassée, les colis sont systématiquement volés partiellement ou totalement, les résistants sont espionnés par les droits communs.

L’insurrection d’Eysses : 19-23 février 1944

Se croyant trahis, pensant que la Résistance voulait libérer les gaullistes mais laisser les communistes en prison, faute de pouvoir appliquer le plan initial, les prisonniers décident de tenter le tout pour le tout dès qu’un moment favorable se présentera. Celui-ci semble survenir à l’occasion de la visite d’un inspecteur de Vichy. Les détenus prévoient de s’emparer du directeur et de l’inspecteur et de s’en servir comme otages.
Le 19 février, lorsque le directeur , accompagné de l’inspecteur et de gardiens visitent la prison, tous les détenus sont prêts à passer à l’action, n’attendant que le signal. A 15 heures, lorsque celui-ci est donné, les autorités et les gardiens qui les accompagnent sont immédiatement ceinturées et désarmées. Le préau numéro un où s’est déroulée cette scène est bientôt contrôlé par les révoltés dans l’ordre et le silence. Une douzaine de détenus s’habillent en gardiens, dont le chef militaire du bataillon, Bernard. Très vite, plus de cinquante gardiens sont désarmés dans les autres secteurs et jusqu’à 16 heures tout se déroule parfaitement. Mais à ce moment l’alerte est donnée par des détenus de droit commun.
Les combats commencent, et si les révoltés libèrent tout le secteur pénitentiaire de la prison, ils sont aussi pris sous le feu des mitrailleuses installées dans les miradors et les blockhaus. Les combats durent toute la nuit, mais des renforts massifs arrivent et au matin du 20 février, 3000 miliciens et gardes mobiles appuyés par de l’artillerie allemande se préparent à l’offensive. Libéré, le directeur de la prison reconnaît que les prisonniers ont été corrects et promet qu’il n’y aura pas de représailles. Les insurgés acceptent alors de déposer les armes. Dans la journée du 20, Darnand arrive à Eysses et demande des exécutions. 50 prisonniers sont extraits des préaux, torturés, douze d’entre eux sont condamnés à mort et exécutés le 23 février au matin. Leurs dernières lettres sont déchirées.

Après la révolte

Après ces événements, la discipline carcérale redevient très dure et la centrale reste sous la surveillance des Allemands. Malgré cela, le collectif n’est pas détruit, la solidarité est toujours effective avec, par exemple, « les cuillers de la solidarité » (trois cuillers par soupe données aux plus faibles) et des bulletins d’informations qui reparaissent clandestinement.
Début mai, tous les détenus sont interrogés sur les événements de février, les autorités cherchant à découvrir les noms de ceux qui ont combattu les armes à la main. Personne ne parle.
Un nouveau projet d’évasion est envisagé avec l’aide de résistants extérieurs, mais le 30 mai 1944, les prisonniers sont livrés à la Division Das Reich. Ils sont embarqués en train par la gare de Penne d’Agenais. A 300 m de la gare le train est attaqué par les résistants du groupe Prosper, mais l’attaque échoue… le 3 juin le convoi arrive à Compiègne. Le 17 juin les détenus d’Eysses sont déportés vers l’Allemagne, entassés à 100 dans chaque wagon. Là encore la solidarité est essentielle: le peu d’eau est partagé et un roulement est organisé pour que les détenus puissent s’asseoir tour à tour. Le 20 juin, c’est l’arrivée à Dachau, dans un camp prévu pour 6000 détenus et qui en compte alors 30000. Ceux-ci s’entassent à 3 ou 4 par châlit de 80 cm de largeur. Malgré les terribles conditions de vie dans le camp, les Eyssois en imposent aux kapos car leur discipline est exceptionnelle : contrôle de la propreté, contrôle de la répartition de la soupe par exemple. Le 14 juillet est commémoré d’une façon discrète mais remarquée : les Eyssois se sont regroupés en silence et en rangs devant leurs baraques.
Après trois semaines de quarantaine les déportés d’Eysses sont répartis dans divers kommandos mais partout l’organisation perdure aussi fragile soit-elle. Parmi ceux qui sont restés au camp, une dizaine de prisonniers sont intégrés au comité français membre de la direction clandestine.
Chacun connaît les conditions de la détention dans les camps de déportés. A la Libération il ne reste qu’ environ 500 survivants du bataillon d’Eysses.
Des erreurs multiples, un concours de circonstances désastreuses ont fait échouer la spectaculaire tentative d’évasion des détenus de la centrale. La répression et la déportation qui se sont ensuivies ont décimé leurs effectifs. Il faut bien constater que l’organisation, la discipline et la solidarité dont ils ont fait preuve n’a pas suffi à les sauver. La tâche était impossible. Mais partout cette organisation leur a permis de garder la tête haute, voire de se faire respecter, en un mot de rester des hommes et des résistants. Sans doute aussi a-elle permis de sauver un grand nombre d’entre eux. L’histoire du bataillon d’Eysses est une grande page de l’histoire de la Résistance.

* C’est le qualificatif que s’étaient donnée les résistants communistes organisés.

Yves Blondeau

Sources :
« L’insurrection d’Eysses » Ouvrage collectif d’anciens détenus Editions sociales 1974
Le Patriote Résistant, juin –juillet 1948, article de Jean Dognin L’Express 26 maris 1959, article de Serge Ravanel
Interview de Serge Ravanel le 2 mai 2006
Qui m’apprend en outre que Joly a été arrêté quelques semaines après son refus de distribuer les armes et a disparu, que Kléber a coupé tous les ponts avec ses camarades de la Résistance et a fini sa vie en Italie, et que lui-même n’ a été averti du dramatique refus de Joly que beaucoup trop tard.