Interview réalisée par Vincent Goubet pour son film « Faire quelque chose », sorti en 2013.
– Savez-vous pourquoi pendant la période de l’Occupation on représente souvent les juifs comme des gens qui n’ont pas combattu et se sont laissé massacrer…comme des victimes sans défense, on n’évoque pas trop des combattants.
– Moi je ne comprends pas pourquoi cette idée générale s’est répandue comme ça pendant un certain temps. Je pense que c’est parce qu’après la guerre, les juifs se sont beaucoup concentrés sur leur propre douleur et sur la déportation des familles et ont eu autre chose à faire du point de vue du travail de mémoire que de se mettre en valeur et de faire état de leurs actions sous l’Occupation. Pour ma part, par exemple, j’ai été beaucoup plus préoccupé par le souvenir de ma famille qui a été déportée, et je suis allé à Auschwitz. Je ne me suis pas tellement occupé de faire l’histoire, de développer l’histoire de ma participation à la Résistance et je pense que c’est ça l’explication.
– D’où êtes-vous originaire ?
– Juif turc. Ma mère était d’origine turque, c’est-à-dire qu’elle faisait partie de tous ces juifs qui avaient été chassés d’Espagne en 1492. Mes parents sont venus s’installer en France aussitôt après la guerre de 1914-1918 et je suis venu à Paris. Je ne parlais que le Français.
– De quel milieu social venez-vous ?
D’un milieu aisé. Encore que, quand mon père a dû recommencer à partir de zéro en 1922 ou en 1921, je ne sais pas exactement, la vie n’était pas toujours facile. Parfois l’électricité était coupée à la maison, mais enfin c’était dans un milieu bourgeois aisé dans l’ensemble.
-Et cultivé aussi ?
– Oui.
– A ce moment-là vous étiez où ?
– Moi, j’étais déjà dans la Résistance ainsi que mon frère.
– Donc c’était plutôt vers la fin de la guerre ?
– Ils ont été arrêtés à la fin de juillet 44, à Lyon, et je crois qu’ils ont fait partie, d’après ce que j’ai lu dans le livre de Klarsfeld, si ce n’est le dernier, c’est l’avant-dernier convoi de Drancy. Mon père avait 70 ans.
– En fait, assez tôt, sous l’Occupation, vous avez été séparé de vos parents ?
– Non, non, non, nous nous sommes réfugiés à Lyon en 1940 et là j’ai eu la chance, au lycée, d’être en contact avec un jeune Alsacien qui était à « Combat ». J’ai distribué des tracts avec lui, ça a duré comme ça jusqu’en 1941-1942, puis mi-42, il y a eu un coup dur dans le groupe, j’ai dû quitter Lyon et donc mes parents. À ce moment-là je suis allé en prison, ainsi que mon frère, et puis après j’ai rencontré la MOI1 de Toulouse.
– Et immédiatement en sortant de prison vous vous êtes engagé dans l’action directe ?
– Oui, je peux vous dire que mon frère et moi, je dis toujours mon frère et moi parce qu’on avait deux ans de différence, mon frère et moi on a toujours été ensemble, on a tout de suite été gaullistes. Par patriotisme. Pour nous à l’époque, la composante juive de notre situation n’entrait pas en ligne de compte. Elle est entrée en ligne de compte en septembre 40 à Lyon, lorsque j’ai vu le statut des juifs. Mais c’était surtout par patriotisme. Pour nous, la manière d’être résistant c’était être gaulliste. Et la radio de Londres était notre pain quotidien.
– Mais vous auriez pu faire du renseignement. Vous auriez pu faire de la propagande…
– Oui, ce que l’on a fait ou ce que l’on aurait pu faire… c’était un problème de rencontre et de milieu. J’aurais pu faire du renseignement si au lieu de rencontrer ce camarade de lycée j’avais rencontré un agent anglais parachuté. C’était un problème de rencontre ! Pour bien avoir conscience, là où on était dans la Résistance c’était un problème de rencontre… Mais aussi problème de milieu, parce que c’est peut-être un milieu ouvrier en usine, un milieu lycéen ou universitaire, un milieu professionnel, mais c’était surtout un problème de rencontre.
– Vous étiez profondément gaulliste, mais de Gaulle ne prônait pas forcément l’action directe !
– Non, de Gaulle ne prônait pas l’action directe et je peux vous dire que jusqu’en 1942 personne ne prônait l’action directe. Les FTP, Francs-tireurs et partisans, existaient depuis fin 41-42, quelque chose comme ça, mais c’était pas très connu. Vous savez, ils ont abattu cet officier allemand ce qui a été l’occasion des exécutions d’ otages à Chateaubriant2. Il y a eu Fabien à Paris, et petit à petit les FTP se sont développés et ont été, à ma connaissance, la seule organisation pratiquant l’action armée contre l’occupant et ses collaborateurs.
– D’accord. Alors La 35e brigade, que vous intégrez à Toulouse, c’était quoi ?
– La 35e brigade c’était un groupe de résistants formés par un camarade qui s’appelait Marcel Langer, et je vous raconte rapidement. Marcel Langer, était un jeune Polonais qui avait fui au moment des pogroms. Dans son enfance, il avait été victime des pogroms avec sa famille en Pologne. Il s’est battu en Palestine, ensuite il était allé dans les Brigades Internationales en Espagne et il était, je crois, commandant de la 35e Brigade Internationale. C’est pourquoi notre brigade s’appelait la 35e. Il n’y en avait pas 34 autres ! C’est pour ça qu’elle s’appelait la 35e. C’était d’obédience MOI, Mouvement Ouvrier Immigré. Ce Mouvement Ouvrier Immigré était, avant la guerre, en quelque sorte le syndicat des travailleurs immigrés et ensuite, au moment de l’Occupation c’est devenu le vivier de recrutement de tous les jeunes gens et jeunes filles qui composante importante de l’occupation. Beaucoup plus que le fait de se battre contre les Allemands, ils voulaient se battre contre le nazisme. Et ce groupe qui dépendait des FTP, Francs-Tireurs et Partisans, s’est engagé immédiatement dans le concept de guérilla urbaine. C’était sa particularité. C’était la guérilla urbaine.. C’est-à-dire qu’il ne s’agissait pas de distribuer des tracts, il ne s’agissait pas de faire du renseignement, il s’agissait de pratiquer des actions armées contre l’occupant allemand et contre les collaborateurs éminents et particulièrement dangereux. Avec cette guérilla urbaine, moi, j’ai trouvé là une opportunité enthousiasmante de répondre à mes sentiments, car je voulais justement l’action armée. J’ai trouvé que j’avais assez distribué de tracts et cette action armée, évidemment, posait quelques questions. La première question, c’était à quoi ça sert ? La deuxième question c’était quel impact ? Et la troisième question, c’était pourquoi moi ? Mais je peux dire qu’à l’époque on ne se posait pas ce genre de questions. C’est après que je me suis demandé au fond, pour moi, qu’elle était la réponse que je pouvais apporter à ces trois questions. Alors sur la première question de l’efficacité, ça consistait par exemple… On faisait régulièrement sauter les pylônes électriques des usines Latécoère qui alimentaient les usines d’aviation; ou on allait à la garde de Matabiau, on sabotait sur les wagons les avions qui partaient en Allemagne après avoir été réparés ou remis en état, aux usines Latécoère, justement. On faisait aussi des actions de sabotage : par exemple on avait fait sauter le central téléphonique allemand de Toulouse. Quoi vous dire encore ? Je n’ai pas tout en mémoire ! On a fait sauter beaucoup de choses, et puis il y avait des actions contre l’occupant allemand. Alors évidemment à quoi ça sert de tuer un Allemand, ou trois Allemands, ou 10 Allemands ? La question peut se poser, mais le soldat qui débarque sur les plages de l’Atlantique il tire avec son fusil-mitrailleur, il tire sur un Allemand sur des Allemands. Alors, dans la mesure du possible, on descendait des Allemands. Mais on ne le faisait pas n’importe comment. Il fallait toujours que l’exécution d’un Allemand, toujours un officier, soit explicable. Par exemple, je crois que c’était en octobre ou en septembre 43, des affiches dans Toulouse annonçaient l’exécution d’otages. Alors on a été voler la machine à ronéotyper de la faculté des allées Saint-Michel. On a tiré un tract disant qu’en représailles on allait nous-mêmes tuer un Allemand et que même on en tuerait davantage, parce que ça ne suffisait pas de tuer un Allemand pour l’exécution de quatre otages. Et alors on a tué un Allemand au coin du boulevard de Strasbourg. On a tué un officier allemand. C’était quand même, après tout, tirer sur un uniforme. Tirer sur un uniforme pendant la guerre ça se justifie ! On avait un armement complètement hétéroclite, on n’avait que des armes de poing. La dynamite c’était les mineurs de Carmaux qui la volaient et qui nous la faisaient parvenir. C’est d’ailleurs comme ça que Marcel Langer a été arrêté, en transportant de la dynamite, raison pour laquelle il a été guillotiné. On guillotinait encore. La dynamite venait de là. Les bombes c’était des tuyaux de fonte récupérés au bas des gouttières et qui étaient sciés en morceaux de 30 cm, avec la dynamite à l’intérieur, avec des mèches d’amadou et de cordon bickford. Mon frère est allé poser une bombe dans une assemblée générale de la milice, avec une mèche d’amadou calculée, mesurée pour une minute une minute et demie. C’est vous dire que peut-être l’impact militaire n’était pas aussi important qu’un bombardement anglais sur Dresde ou ailleurs, c’est le risque d’ailleurs… Il y a eu beaucoup de pertes !
– Il y avait de gros risques ?
– Le risque était quotidien, évidemment. On pouvait être arrêtés dans l’action, capturés, poursuivis, et puis après il est arrivé aussi qu’il y ait de la délation, des choses comme ça.
– Mais l’impact militaire était peu important !
– Mais non ! Il n’était pas peu important, il jouait son rôle. Mais évidemment si on le compare à la guerre du Pacifique, si on le compare à ce qu’a été le Débarquement allié en Normandie ou en Afrique du Nord, c’était pas très important, mais ça faisait… enfin ça avait comme raison d’être qu’on n’était pas absents de l’action.
– Il y avait un impact psychologique fort ?
– Oui ! Il y avait un impact psychologique sur lequel on n’ arrêtait pas de s’interroger, parce que la presse, évidemment, dénonçait nos actions comme des actes de terrorisme. Le mot terrorisme à l’époque n’avait pas du tout la même sonorité qu’aujourd’hui. C’est 5 les Allemands qui avaient utilisé ce mot pour désigner toute la Résistance. Donc la presse dénonçait les « terroristes » et je pense que la population était plus sensible aux dénonciations faites par la presse qu’au jugement objectif sur notre action. Mais peut-être que, en faveur de la victoire des Alliés. Peut-être que l’opinion avait de plus en plus de sympathie pour notre action. Moi, j’ai eu un témoignage des années et des années plus tard. Il m’est arrivé quelque chose que j’ai trouvé, enfin qui m’a donné…. qui m’a rassuré, si je peux dire, c’est la photocopie d’un exemplaire d’un journal qui s’appelle France for Ever, qui était le journal des Français de New York et qui rapportait justement une opération faite à Toulouse par la MOI. Donc, si jusqu’à New York un ce petit grain de sable qu’on jetait dans la mêlée pouvait retentir, ça prouve que ça servait vraiment à quelque chose ! Donc il y avait cet aspect, cette composante de l’efficacité militaire, qui jouait quand même un rôle. Parce que quand on empêchait les usines Latécoère de travailler, c’était important ! Parce que quand on sabotait, quand on jetait une grenade sur un camion d’Allemands, ça jouait un rôle ! Parce que quand on faisait sauter un garage de camions allemands ça jouait son rôle ! Il y avait un impact psychologique. Je viens de vous en donner l’exemple. Ce n’est pas à moi de juger… Et puis il y avait aussi une troisième composante qui était intérieure. C’était que mon frère et moi, et les autres camarades, on avait le sentiment d’être en conformité avec notre dignité. Et ça c’était important, vous comprenez ? Parce que même si ce que vous faite n’a pas beaucoup d’effets, au moins ne pas n’avoir rien fait, c’est déjà extrêmement important pour sa propre dignité, pour sa propre justification d’existence. Voilà les trois raisons pour lesquelles j’étais dans la MOI et j’y suis resté.
– La 35e brigade était rattachée aux FTP ?
– Oui, elle était rattachée aux FTP. Mais je dois vous dire que sous l’Occupation les relations étaient très très segmentées et, théoriquement, on n’avait pas le droit d’en connaître plus de trois personnes, pour des raisons de sécurité. Donc pendant l’Occupation elle-même, on connaissait très peu de camarades. On trichait un peu, on en connaissait un peu plus de trois. Mais c’est après qu’on s’est reconnus et qu’on s’est dit : « à cette époque… » et « là, c’était toi, c’était moi que, etc. » Oui, ça dépendait desFTP.
– Ce n’était donc pas un mode de fonctionnement autonome, propre à la 35e brigade, comme on a pu le dire ?
– Non, écoutez, j’ai rencontré après la guerre une personne qui s’appelait Ilitch, qu’on m’a présentée à Toulouse. Donc après mon retour d’évasion, et dont on m’a dit que c’est lui qui commandait toute la zone Sud-MOI. Bon, « très bien, bonjour, enchanté » ! Il est devenu ministre des affaires étrangères de Tito. Donc c’est tout ce que j’ai su de la structure, de la composition hiérarchique de la MOI. Et si je me suis trouvé dans la MOI c’est parce qu’il y eut des rencontres comme ça.
– La première exécution d’un soldat allemand, ça s’est passé comment ? quel effet ça fait de tuer un soldat ennemi ?
– Ecoutez, je n’ai pas envie de parler de moi ! Posez-moi plutôt des questions sur la MOI. Nous voulions faire quelque chose et tuer des Allemands.
– Et vous vouliez le faire avant de partir, avant de mourir ?
– C’est à dire qu’on n’avait pas beaucoup… Est-ce que c’était une forme de romantisme d’adolescent ? Je ne peux pas vous dire, c’est possible qu’il y avait cette composante, mais je ne me faisais aucune illusion sur la capacité de durer toute la guerre ! Et heureusement ça a été le cas…Mais Marcel Langer est mort3, Enzo Goderas est mort4, Lafforgue est mort, Broussin est mort,5 et Sophie a été à Ravensbrück6, et Marc Brafman a été à Dachau7…enfin, bon, ça s’est payé très cher !
– Pur vous, quelles sont les actions menées par la 35° Brigade qui ont été les plus marquantes ?
– Il n’y a pas d’action qui … Il y a une action qui nous a beaucoup préoccupés. On s’était engagés à tuer 10 fois pour les 4 otages qu’on ne connaissait même pas ! Je n’ai jamais su qui étaient ces 4 otages. Je pense que c’était des passeurs. Des passeurs d’aviateurs, peut être… En tout cas on avait décidé de tuer 40 Allemands. Or il se trouve qu’il y avait un tramway qui, tous les soirs, décidé de faire sauter ce tramway. Alors le problème, c’est le problème du wattman, et ça les a torturés… et ça nous a torturés, parce que le wattman était…
– C’est quoi le wattman ?
– C’est le Français qui conduisait le tramway ! Parce que le tramway a sauté ! Et quand je suis retourné à la police de Toulouse, à la 8° brigade, après la Libération, pour chercher des archives, des choses comme ça… Où j’ai été reçu d’ailleurs, parce que là j’étais un officier français, etc. Ce n’était plus les mêmes, et j’ai vu les photos du tramway… Du tramway il restait les roues ! Parce que 40 Allemands descendus d’un coup, c’est quand même une bonne opération. Il y a l’opération de mon frère, à la milice, où quand même, c’était l’assemblée générale de la milice … Et les miliciens, c’est une pire engeance que les Allemands, pire ! Les Allemands, c’était des militaires. Peut être que tous n’étaient pas des SS, mais en tout cas c’était des militaires ! Mais les miliciens c’était des, c’était des … Il faut dire que la plupart des juifs arrêtés en France, pour ne parler que de cela, ont été arrêtés par la gendarmerie et par les miliciens. Les miliciens torturaient quand ils arrêtaient, donc cette opération contre la milice c’était une bonne chose… Quoi encore ? Je ne sais pas … je me souviens qu’un jour, pour les besoins d’un reportage, avec Claude Urman9, qui s’occupe des archives de cette brigade, on a collationné 80 actions comme ça, militaires.
– Quand vous parlez de ces actions où vous menaciez les Allemands de faire des victimes dans leurs rangs, après qu’ils aient exécuté des otages, vous en avez vu les retombées directes ? C’est à dire qu’il n’y a plus eu d’exécutions d’otages après…
– Je n’ai pas de statistiques générales, mais je peux vous dire qu’à Toulouse, il n’y a plus eu d’exécutions d’otages.
– Donc c’était une méthode très efficace !
– Je ne sais pas. Qu’il n’y ait plus eu d’exécutions d’otages est peut Brigade, Interné, évadé, capitaine FFI. Sa femme Paulette, condamne à mort est libérée par être le résultat, ou peut être pas, mais de toute manière on ne l’insurrection de Toulouse à la veille de son exécution. On pouvait pas, à mon avis, on ne pouvait pas ne rien faire au motif que des otages risquaient d’être pris et d’être condamnés. Ou alors on ne fait rein, on ne fait rien ! Je ne veux pas faire de comparaisons malséantes, mais quand même… Quand les bombardiers bombardaient les villes allemandes, c’était des civils aussi ! Et moi j’ai eu longtemps ici un ami, qui était orphelin, ses parents ont été tués par une bombe anglaise à Caen. Ce sont les conséquences désastreuses mais qui font partie malheureusement de ce qu’il est nécessaire de faire. Le moins mal possible.
– Et rétrospectivement, cette période de votre vie vous a amené quoi ? Qu’est ce que vous en gardez ?
– Pendant longtemps j’avais tourné la page et puis il s’est trouvé, d’une manière épisodique… Mon frère Claude, par exemple a témoigné dans le film le Chagrin et la pitié, parce qu’il avait écrit un livre sur la grande rafle du Vel d’Hiv… Il s’est trouvé par exemple qu’on me demande de témoigner, comme vous le faites, vous- même. Et puis, récemment, mon fils a écrit un livre sur la 35 ° brigade… donc, ça m’a amené à répondre à des questions que des gens sont venus me poser. Mais moi, personnellement, j’avais tourné la page. D’ailleurs j’en ai très peu parlé à mes enfants, parce que je me souvenais que quand j’étais gosse, mon père, qui était un fou de la France, m’emmenait à tous les 14 juillet, à tous les 11 novembre pour voir les défilés, sur ses épaules. Et je me souviens que j’avais été frappé par les… Dans les années trente, c’est à dire 10 ans après la guerre, dans les rues de Paris, vous ne pouviez pas marcher sans voir des handicapés avec leurs chaises roulantes, sans voir des « gueules cassées », etc., et il m’était resté que je ne voulais plus en parler, ne plus parler de la guerre. Ce rapprochement est peut-être bizarre, mais il me vient à l’esprit maintenant.
– Et j’aimerais parler des femmes au sein de la 35 ° brigade. Quel était leur rôle ?
– Le rôle des filles était un rôle de renseignement. Par exemple, quand on a fait sauter le central téléphonique, pendant des semaines et des semaines, elles ont observé l’heure où les Allemands arrivaient et ressortaient, etc. Quand le procureur de la République Lespinasse10, qui avait revendiqué la peine de mort contre Marcel Langer, a été exécuté, ça a été des semaines d’observation pour avoir… leur rôle c’était de chercher et de trouver des objectifs.
– Il y avait des combattantes aussi, parmi elles ?
– Non, elles ne participaient pas aux actions, mais c’est elles qui participaient aux recherches, aux renseignements. Elles ne participaient pas aux actions. Sauf une fois, à ma connaissance, où Rosine Bet11 d‘ailleurs a été tuée. Mais elle a été tuée par sa propre bombe.
– C’était dans la salle des Variétés ?
– Exactement. Les Variétés, c’était un cinéma qui ne servait qu’aux Allemands. Il ne diffusait que des films allemands et quand un haut dignitaire allemand venait faire une conférence, c’était dans ce cinéma. Donc ils avaient décidé de faire sauter ce cinéma, évidement à une heure où il serait vide et, malheureusement, leur bombe a explosé. Alors Rosenberg a été tué sur le coup, Marius12 a été tué sur le coup, Enzo a été blessé et fusillé ensuite, assis, parce qu’il avait perdu la jambe et Rosine Bet a été tuée.
– C’est à partir de cet attentat que…
– C’est à partir de cet attentat qu’il m’a bien semblé que les FTPF ont tiré un rideau hermétique entre eux et nous. A la fois pour des raisons, je dirais, de sécurité –je ne sais pas pourquoi pour des raisons de sécurité–, mais aussi pour des raisons de stratégie politique.
-Quand vous parlez d’un rideay… ‘ils ont tiré un rideau’, ça veut dire en juillet 1943. Il est exécuté par les membres de la Brigade le 10 octobre 1943. Après cela les sections spéciales ne prononceront plus aucune condamnation à mort de résistant à qu’ils vous ont laissé tomber, d’une certaine façon ? Toulouse. Ça veut dire qu’ils ont coupé le contact. Ils ont coupé le contact, c’est ce qui m’a été dit après… Ils ont coupé toutes les informations, les approvisionnements. Mais là on était, déjà, si je ne me trompe pas, on était en mai-juin ou mars-avril, mais en tout cas au printemps 1944, donc à 3 ou 4 mois de la Libération. C’est aussi à partir de ce moment-là que la traque de la 35° Brigade et la filature a conduit à l‘arrestation de… des filles surtout, de Sophie, de Damira13, je ne sais plus, je ne me rappelle plus leur nom, et de Marc Brafman et de beaucoup d’autres… et de quelques autres. On n’était pas nombreux!
– Et après ces filatures, il y a des arrestations en chaîne ? Non, il y a eu ces arrestations et après ça a été fini.
– Mais il y a un pan rems important de la 35° Brigade qui est tombé…
– Je ne sais pas, Oui c’est un pan très important de la 35° Brigade qui est tombé, mais… moi je n’y étais plus. Mais on approchait de la Libération, le recrutement devait se faire plus facilement qu’au début. Donc la 35° Brigade était toujours là, et d’autres sont venus… Parce que la MOI, c’était pas seulement nous. A Paris c’était le groupe Manouchian, à Grenoble c’était le groupe Carmagnole- Liberté, donc des … Après la chute du groupe Manouchian14, moi en principe je devais aller à Paris, et quand la 35° Brigade a essuyé ce coup dur, je sais que des camarades sont venus de Grenoble15.
– Notamment Claude Urman…
– Claude Urman, Paulette, et d’autres.
– Qui, eux, ont continué votre travail. Vous avez été arrêté à ce moment-là ?
– Non, non, moi j’ai été arrêté bien avant.J’ai été arrêté en décembre, début décembre 43, j’ai été arrêté à cause d’une ne dire où on habitait qu’au bout de trois jours… Trois jours et trois nuits d’interrogatoires, c’est dur. Alors il l’a dit… et malheureusement ils ont trouvé, dans une salamandre… Une salamandre c’était un poêle. A l’époque on appelait ça comme ça, c’est un poêle à charbon de bois, qui ne servait jamais parce qu’il n’y avait pas de quoi le nourrir, il n’y avait pas de feu ! Et ils ont trouve des bouts de papier, et ils ont trouvé mon adresse qu’ils ont reconstituée. Mon frère écrivait à un ami pour lui dire d’écrire chez moi parce que lui, devait déménager. Moi je devais faire une action et je rentrais chez moi, dans ma chambre, le soir. J’ai éteint la loupiote de mon vélo, comme toujours… et au moment où je mets la clé dans la serrure, il y avait toute une… ils étaient très nombreux à me colleter, à me … et j’étais armé puisque je devais faire quelque chose le lendemain. Il y avait des explosifs chez moi, etc… J’ai donc été arrêté à ce moment-là. Et jacques16, de son vrai nom Azerki qui était son faux nom, mais de son vrai nom Yakov qui était son faux nom et de son vrai nom qui était Azerki, en venant nettoyer ma chambre a été capturé aussi et il a été tué dans le train par un mitraillage d’avion.
– Après cette arrestation on a essayé de vous faire parler….
– Oui, bien sûr, ça a duré 18 jours. On a été arrêtés mon frère et moi, lui le 2 décembre, moi le 5, et on a été incarcérés le 24, le jour de Noël. Il y a eu 18 jours d’interrogatoires, mais pas de vraies tortures, des tabassages mais pas des tortures. On ne peut pas se plaindre de ça…
– C’est quoi la frontière entre tabassage et torture ?
– La vraie torture, c’est ce que faisaient les miliciens, c’est ce que faisait Barbie, c’était des brûlures, ils vous arrachaient un œil, on mourait sous la torture. Moulin est mort sous la torture. Et au procès de Barbie vous avez entendu Aubrac et les autres raconter leurs tortures. Non, non, c’était des tabassages.
– Et, bien que vous ayez été tabassé, vous avez quand même réussi à ne pas parler…
– D’abord on avait des consignes ! Et ensuite on n’avait rien à dire… Que voulez-vous que je dise ? Je ne connaissais personne, et ceux que je connaissais je ne savais même pas où ils étaient, je ne connaissais pas leur vrai nom. C’était ça qui était formidable, c’était cette sécurité.
– Cette sécurité imposée…
– Ces mesures de sécurité qui faisaient qu’on ne se connaissait pas bien et qu’on n’avait pas de relations… Ensuite, ça s’est un peu relâché et c’est comme ça que, de filature en filature, il y a eu le coup d’arrêt de la Brigade quand tous ont été arrêtés.
– Ensuite vous êtes transportés en train vers l’Allemagne ?
– Le 6 juin, arrive le Débarquement. Nous, on était ds la section française de la prison. Arrive le Débarquement. Une ordonnance de l’intendant de police Marty, de la 17 ° région militaire, avait prévu qu’en cas de débarquement tous les prisonniers français seraient livrés aux Allemands. Donc les Allemands ont pris possession de l’aile dans laquelle nous nous trouvions. Nous avons eu des gardiens allemands au lieu d’avoir des gardiens français… et on a été déportés. Notre chance, si je puis dire, oui notre chance d’une certaine manière – on était déjà en juillet 44 -, c’est que le train n’arrivait pas à remonter vers l’Allemagne, c’est qu’il errait sur les voies sans arrêt. Si bien qu’il est parti de Toulouse le 3 juillet, il est arrivé à Dachau le 28, le 27 ou le 28 août. Vous voyez, ça fait deux long mois d’errance… enfermés dans un wagon…
– C’était 2 mois d’errance parce que les voies sautaient…
– Les voies sautaient, les trains étaient mitraillés par les avions anglais et américains… Parce que le train était parti vers Angoulême, puis après il a fait demi-tour vers Bordeaux, il est revenu vers la vallée du Rhône… Donc; quand on était dans la vallée du Rhône, quand on était à Dijon… Dijon a été libérée 5-6 jours plus tard… Voyez !
– Et vous, vous avez réussi à vous évader.
– Et nous on a réussi à s’évader, on n’est pas les seuls d’ailleurs. Compte tenu de ce long délai, ça a donné à plusieurs occasions l’opportunité à pas mal de prisonniers du train de s’évader. Je crois qu’il y a eu une quarantaine d’évasions en tout, sur 700, notamment pendant les transferts à pied d’un train à un autre. Il y a eu une quarantaine d’évasions.
– Et pour vous évader du train, vous avez sauté en marche ou… on était 7 à avoir pu sauter, il y en a un qui a eu la jambe coupée, et qui est mort. C’est les paysans du pays qui l’on trouvé le lendemain. Et nous autres, les 6 autres nous avons été récupérés par des gens formidables, soignés, cachés jusqu’à la libération de la région.
– Donc après ces 2 mois qui ont dû être très pénibles parce que vous n’étiez pas bien nourris, vous étiez ds des conditions terribles…
– Oui, on était très affaiblis, mais je vous dis qu’on a été soignés, très bien cachés, soignés par des gens formidables.
– Et ensuite vous retournez sur Toulouse…
– Alors quand le village qui s’appelait Montigny-le-Roi a été libéré, on est retournés sur Toulouse. Mon frère a été à l’école des cadres, pour faire valider son grade FFI, et moi je me suis réengagé. Donc je me suis engagé comme 2° classe, et j’ai fini la guerre en occupation en Allemagne.
– Et là vous êtes allés sur des lignes de front ?
– Non, non, c’est un peu long tout cela à expliquer, mais tous les maquisards de Toulouse et même des Pyrénées jusqu’à la Loire qui avaient libéré, en somme libéré la France, pour cette partie de la France tout de même importante, et qui avaient contribué d’une manière efficace à ce moment là… C’est les maquis du limousin qui ont retardé la division Das Reich qui remontait vers les lieux du Débarquement. Tous ces maquisards, dans une guerre qui n’était pas finie, il fallait pour le gouvernement gaulliste en faire quelque chose. Donc, on les a fixés sur le front de la Rochelle, de Saint- Nazaire et de Royan, qui étaient des poches ou les Allemands étaient enfermés et encerclés par ces maquisards. Et on ne faisait rien pour les envahir. On les entourait pour ne pas qu’ils bougent , surtout pour rester là, pour ne pas être ailleurs, parce que, évidemment, tous ces maquisards … mais ça c’est mon interprétation personnelle. Donc on était là. Moi je voulais 14 quand même faire quelque chose et avec quelques autres on faisait des patrouilles, on allait chercher des Allemands. Bon c’était…
Non, ce n’était pas très productif ! Mais pour vous dire un peu quand même… Quand il y a eu l’Armistice, donc les Allemands de La Rochelle se sont rendus… J’ai eu la chance, c’est à moi qu’ils se sont rendus ! J’étais là, c’est à moi qu’il se sont rendus… Mais ils n’ont pas voulu se rendre à moi parce que je n’avais pas l’uniforme convenable ! Donc, avec ma dizaine de copains qui représentaient une compagnie —vous parlez d’une compagnie, normalement c’est 100 personnes, nous on était 10 !— on a attendu que des soldats avec le bon uniforme…
– C’était quoi le bon uniforme ?
-Là, en l’occurrence, c’était l’uniforme américain. C’était l’uniforme de la division Leclerc, c’était l’uniforme…
Il fallait entrer dans La Rochelle, il fallait prendre La Rochelle…
– Vous allez rentrer dans La Rochelle avec vos copains les marins pêcheurs…
– Voilà, donc nous, nous étions le 108° régiment d’infanterie, et on apprend que ce n’est pas nous qui allons rentrer dans La Rochelle, ce ne sera pas le 108° régiment d’infanterie parce qu’il n’a pas le bon uniforme ! Et c’est un autre régiment qui est rentré ! Et je peux vous dire que les marins pêcheurs de La Rochelle… J’ai jamais vu un désespoir pareil ! C’est vous dire jusqu’à quel point parfois… la, comment dirais-je, la composante politique peut parfois masquer la vraie histoire.
– A la Libération, qu’est-ce que vous avez ressenti ?
– A la Libération, je ne me souviens pas bien, mais je crois qu’il y avait d’abord un sentiment de … Ouf ! Si je puis dire, ouf ! Et ensuite une tristesse formidable pour ceux qui n’étaient pas là pour la voir. Çà c’était le sentiment dominant et le premier sentiment : ouf! On respire, c’est gagné, deuxième sentiment : quel dommage qu’ils ne soient pas là, et troisième sentiment :qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Et pour tout vous dire, et ce n’est pas négligeable du point de vue personnel, cette fréquentation des communistes, sous l’Occupation et en prison, qui étaient des gens tellement 15 merveilleux, merveilleux de générosité de fraternité, d’idéalisme, a fait de moi un communiste ! Et j’ai milité comme communiste pendant des années … jusqu’à ce que, petit à petit, les informations me viennent et que je décroche, évidemment, et que je décroche. Je crois que ce qui est intéressant, c’est de parler de la composante MOI et pas de parler de moi.
– Alors c’est quoi la composante MOI ?
– C’est à dire ce qu’était la MOI ? Ce groupe d’immigrés, étrangers et pourtant patriotes, c’est ça qui est extraordinaire ! Marcel Langer est mort en criant « vive la France !»
– Alors pour que je pose la bonne question il faut que je dise : c’était quoi ce groupe MOI et ces gens qui le composaient ?
– Je vous l’ai dit au début, ce groupe MOI était composé d’Espagnols évadés du camp du Vernet, de jeunes italiens dont les parents , dont le père et la mère étaient paysans dans la région, étaient réfugiés de l’Italie fasciste, de jeunes juifs polonais dont la famille avait été arrêtée et qui avaient été récupérés par un ami, par une famille et qui, par contact, étaient entrés dans la Résistance, de Français, de Français de souche, si je puis dire, puisqu’on n’est plus dans la MOI du point de vue origine, mais du point de vue composante. De jeunes français : Lafforgue, Boussin, Rosenberg, , qui encore ? Leoulte, moi-même, moi j’étais Français, je n’étais pas étranger,. Nous étions là parce que nous avions trouvé l’outil de résistance qui nous convenait complètement. Voilà quelle était la composition de la MOI.
– Et qu’est-ce qui animait ces personnes ?
– Ce qui animait ces personnes, ce qui nous animait tous, c’était la résolution d ‘être actifs contre l’occupation allemande, c’était de libérer le pays, libérer la France, c’était ça !
– Et comment est-ce que des personnes qui étaient d’origine étrangère pouvaient avoir un tel amour de la France ?
– Parce que … Ils avaient un amour de la France mitigé, ils avaient l’amour d’une certaine France, vous comprenez. Les républicains espagnols ont été très mal reçus en France : dans des camps, dans de très mauvaises conditions… Mais ce n’était pas ça la France pour eux. C’était la France légendaire, la France des droits de l’homme, comme on dit aujourd’hui. Et puis toutes ces familles qui les recevaient, qui les protégeaient, qui les conduisaient d’une ailleurs. Donc on était patriote, pour cette patrie-là. C’est ça, voilà… En transposant, j‘aurais pu aller à Londres comme j’aurais voulu le faire, j’aurais été un patriote anglais, j’aurais eu un sentiment patriotique anglais… vous comprenez, parce que c’aurait été là que j’aurais pu me battre. Voilà pourquoi ils étaient patriotes français !
– C’était un pays à défendre contre le fascisme et c’est pour cela qu’on l’aimait ?
– Oui, entre autres, mais c’était là qu’on se battait, qu’eux pouvaient se battre. Ils ne pouvaient plus se battre en Espagne, ils ne pouvaient plus se battre dans leur pays, ils ne pouvaient se battre que là. Donc c’était leur patrie !
– Et dans le livre que vous avez écrit avec votre frère…
– Non, mon frère a écrit un livre dans les années 60, qui s ‘appelait « La grande rafle du Vel d’Hiv ». Mon frère avait fait toute une enquête et il avait écrit un long document sur la grande rafle du Vel d’hiv, et c’est mon frère qui a trouvé le télégramme que le chef de la gestapo de Paris, je ne me rappelle plus comment il s’appelait, avait envoyé à Eichmann, j’en ai la photocopie ici et où il dit « le président Laval me demande de déporter les enfants en même temps que les parents, que dois-je faire ? » Donc; il avait écrit ce livre sur la grande rafle du Vel d‘Hiv et, ensemble, nous avions écrit quelques livres de récits, d’histoires de résistance-, voilà…
– C’est un de ces livres qui est intitulé « Les parias de la Résistance »…
– « Les parias de la Résistance », ça c’est mon frère17, d’ailleurs voyez le titre, il dit bien ce qu’il veut dire : les parias de la Résistance…
– C’était comme cela que vous vous sentiez ?
17 Claude Lévy, Les parias de la Résistance. Clause était aussi membre de la 35° Brigade.
– Ecoutez, on a écrit un livre, en 1953, qui s’appelait « Une histoire 17 vraie ». C’était un recueil de nouvelles, des récits d’actions de résistance. Et ces récits, publiés par les Editeurs français réunis, maison d’édition communiste, a eu le prix Fignon. D’ailleurs à l’époque on nous avait demandé de changer les noms de nos
– Pourquoi ?
– Ça faisait Français, voilà… Et à l’origine, le parti pendant des années et des années, le parti n’a jamais évoqué le groupe Manouchian. Et mon frère, qui avait fait… qui s’était occupé, qui s’était agité, avait obtenu qu’une rue Manouchian soit créée, je ne sais plus dans quelle banlieue. Il est allé voir Aragon et il lui a dit : « on va inaugurer une rue Manouchian, est ce que vous pourrez faire un article dans les Lettres françaises » ? Et Aragon lui a dit « oui, je vais voir »… Et il a écrit ce fameux poème, l’Affiche rouge…
– Qui reprend aussi la lettre à Mélinée …
– Oui, mon frère a beaucoup travaillé pour tout ce qui est archives et mémoire.
– Est-ce que vous regrettez d’avoir tué des hommes, parfois des jeunes comme vous ?
– Non, non, parce que moi, j’ai, j’ai …non ! Je dirais même que, quand je pense à mes parents qui sont morts à Auschwitz, je me dis : « J’ai au moins fait ça » ! Clair et net ! Désolé… Mais j’ai toujours tiré sur des uniformes.
– Votre vie après la guerre, ce sera quoi ?
– Ce n’est pas intéressant… Comme je vous l’ai dit, j’ai été communiste; puis j’ai cessé de l’être, et pour cause… notamment quand je suis allé à Auschwitz en 1954, et que j’ai retrouvé là-bas un camarade qui, lui, avait regagné la Pologne et qui est tombé dans mes bras en pleurant et en disant : « Raymond, on a tout faux… » Et il m’a expliqué ! Donc, au fur et à mesure que j’ai découvert ce qu’avait été le stalinisme… Enfin ne revenons pas là- dessus… Donc voilà quelle a été la conséquence principale pendant 10ans, pendant presque 10 ans… !
– Je ne parlais pas forcément de votre vie politique, je pensais à votre vie professionnelle, le fait que vous soyez…
– Après c’est une question de circonstances personnelles, ce n’est terrain de travail absolument magnifique… jusqu’en 1995, j’ai travaillé.
– Tout à l’heure vous parliez du livre de votre fils, Marc Lévy « Les enfants de la liberté ». Dans ce livre il parle pas mal d’amour…
– Oui, notamment entre les membres de la Brigade…
– Oui, c’est vrai qu’il y a eu quelques histoires d’amour, par exemple entre Sophie et Robert18… oui, il y a eu des histoires d’amour, c’est normal. C’est normal, mais mon fils a fait un roman, et je peux vous le dire, en tant que témoin, que tout ce qu’il écrit est authentique. Tout ce qui est les faits! Mais on ne peut pas, dans un roman, n’évoquer que des faits, sinon c’est un essai, ce n’est pas un roman… Dans un roman il faut montrer des sentiments. Oui, c’est vrai, il y avait comme ça, il y avait, évidemment… Entre Sophie, entre Damera19 et un autre… parfois même sans se le dire, sans oser se le dire, parce qu’à l’époque la jeunesse était très pudique, très réservée…
– On pouvait nourrir un amour secret, comme ça…
– Oui, j’imagine. Et puis vous savez, ça ne durait pas longtemps. La durée… Vous savez, dans l’aviation américaine pendant la guerre il y avait une statistique, c’était 24 missions, voilà. Oui, 24 missions, au bout de 24 missions… Nous, c’était pas longtemps, on ne restait pas longtemps vivants, si j’ose dire, donc des idylles…
– Après la guerre les membres de la 35 ° brigade, n’ont-ils pas eu l’impression d’être traités comme des parias par les autorités françaises ?
– Non, pas du tout, non, pas du tout ! Parmi des survivants, quelques-uns uns sont retournés en Pologne ou en Roumanie. Mais Robert, Robert Lorenzo qui était un phénomène d’efficacité, de courage physique absolument incroyable, l passait à travers tout… de la 35° Brigade, à Toulouse, puis commandant du bataillon l’indomptable, en Lot-et- Gjearvoennuex.dire:Robert,on luid emandait ses papiers, ilsortait son revolver ! Il était comme ça. Bon, il a survécu et après la guerre il a monté un commerce à Agen, il s’est marié, il a très bien vécu jusqu’à sa mort, il a eu un cancer plus tard… Emile, Emile Jakuobovicz, il était tailleur, il a vécu sa vie, sans être particulièrement un paria comme vous dites. Non pas du tout pas du tout !
– Sans être inquiétés par les autorités pour certaines actions, certaines exécutions…
– Non, non, pas du tout, au contraire ! Par exemple à Toulouse, le maire Baudis20, a beaucoup fait pour la mémoire de notre Brigade. On a été décorés à Toulouse, il y a eu une cérémonie à où il y avait l’ambassadeur des Etats-Unis, le consul des Etats-Unis, un général soviétique et le ministre de la Défense français21. Donc on ne peut pas dire qu’on a été traités comme des parias. Non ça a été une cérémonie importante. La réponse est claire.
– Encore deux petites questions : D’où venaient l’argent et les armes ?
– Alors pour l’argent, c’est comme ça que mon frère a été arrêté, on braquait.
– C’était des braquages…
– Evidemment pas de particuliers, mais mon frère a été arrêté, parce que, jusqu’alors, l’argent venait de Grenoble, puis un jour il a fallu qu’on se fournisse nous-mêmes. Je me rappelle, une fois, que dis-je dix fois ! on m’a chargé … Catherine m’avait apporté une espèce de matraque en fer et je devais assommer un convoyeur. J’ai dit : « je ne peux pas, je ne peux pas »… Puis, finalement, il a fallu le faire, mon frère l’a fait et il a été capturé comme ça, en attaquant les Chèques postaux. Les armes, je ne sais pas, c’était hétéroclite. Moi, j’ai eu entre les mais un Neibar espagnol, un 7.65 espagnol, un pistolet et un revolver à barillet qui devait être une arme de la guerre de 14-18, un revolver d’ordonnance, un Herstal. Je ne sais pas d’où elles venaient, c’était des armes récupérées par les anciens républicains espagnols.
– La dynamite, d’où elle venait ?
– C’était les mineurs qui la prenaient… Là, ils ont eu des mitraillettes, ils ont eu de ce qu’on appelait le plastic, c’est à dire cet explosif anglais, ils ont eu des grenades anglaises, ils ont eu les retardateurs… Voilà pour les armes et l’argent.
– Vous avez volé aussi des stocks d’armes des maquis ?
– Non, la seules fois où on a eu des stocks d’armes gaullistes, c’est une connivence qui nous a permis d’y aller, d’ailleurs mon fils Marc le raconte dans son… qui nous a permis, qui leur a permis d’y aller, moi je n’y étais plus … qui leur a permis de remplir des remorques de vélos d’armes.
– Dans son roman, votre fils parle d’un vol, sans la permission.
– Oui, sans la permission… mais avec l’information d’un sympathisant.
Notes
1 MOI, Main d’oeuvre immergée, branche des FTP, la MOI fut le fer de lance de la
Résistance armée. A Toulouse et dans la région les combattants de la MOI constituèrent la
35° Brigade qui mena une guérilla urbaine particulièrement active.
2 Le 21 août 1941, l’exécution de l’adjudant Mauser par Fabien au métro Barbès marque
l’entrée « officielle » du Parti communiste dans la Résistance, à la suite de l’invasion de
l’URSS par les troupes allemandes. Cet attentat entraîne en représailles l’exécution de 48
otages dont les 27 de Châteaubriant ( Guy Môquet, Jean-Pierre Timbaud…).
3 Marcel Langer, guillotiné en Juillet 1943.
4 Enzo Godéas, fusillé à 17 ans en mars 1943.
5 André Boussin, fusillé en avril 1944.
6 Sophie Hamerlak, arrêtée au printemps 1944 déportée, rescapée.
7 Marc Brafman, arrêté au printemps 1944, déporté, rescapé.
8 Jean Mittelman, déporté, rescapé; Paul Vajda, déporté, rescapé; Emile Jakubowicz.
9 Claude Urman, membre de Carmagnole et de Liberté (à Lyon et Grenoble) puis de la 35°
10 Pierre Lespinasse (1881-1943). Procureur ds sections spéciales de Toulouse créées en 1941, il réclame la peine de mort contre Marcel Langer, chef de la 35° Brigade, guillotiné
11 Paulette Urman participait aux actions armées, fabriquait et déposait des bombes.
12 Marius est le pseudonyme de David Freiman, auteur avec Rosine Bet, Rosemberg et Enzo Godéas de l’attentat manqué au cinéma les Variétés, qui devait exploser à la fin de la projection du « Juif Süss» le 1° mars 1943.
13 Sophie Hamerlak et Damira Asperti
15 Claude Urman et Paulette, sa future épouse« mutés » de Lyon où ils étaient grillés-.
16 Sans doute Jacques Kramkimel, capitaine FTP-MOI, arrêt en juillet 1944.
18 Sophie Hamerlak et Enzo Lorenzi, alias « Commandant Robert », chef du groupe de choc
19 Damira Asperti
21 Charles Hernu, en septembre 1983.