Interview de Stéphane Hessel

Né à Berlin en 1917, naturalisé français en 1937.
 Prisonnier de guerre en 1940, il s’évade et rejoint Londres en 1941. Membre du BCRA, il est parachuté en France en mars 1944. Arrêté le 10 juillet 1944 sur dénonciation d’un camarade qui parle sous la torture, il est déporté en Allemagne avec 36 autres agents secrets, au camp de Buchenwald. Là, 27 de ses camarades sont pendus et il n’échappe à la mort (ainsi que l’agent anglais Yeo- Thomas) que par une substitution d’identité réalisée par des résistants déportés.. En janvier 1945, il échoue à s’évader et est envoyé au camp de Dora. Cependant, il s’évade lors de l’évacuation du camp et arrive en France le… 8 mai 1945. Après la guerre il fait une carrière de diplomate, en particulier auprès des Nations unies. Il lutte sans se laisser pour les droits de l’homme, notamment aux côtés des Palestiniens, et publie un manifeste qui a un retentissement mondial en 2010 : « Indignez-vous ».

 

M. Hessel, comment pensiez-vous que le conflit allait se régler en 1939 ?

En 39 nous étions tous convaincus encore que Hitler s’écroulerait tôt ou tard, que les Allemands ne se laisseraient pas complètement manipuler par lui, et qu’en tout cas la pression, d’un côté des Alliés et de l’autre de la population allemande mettrait fin à cette horreur. Mais dès 1938, c’est- à-dire après Munich, on n’y comptait plus trop et on se préparait à avoir à se battre. On n’était pas militaristes mais on était patriotes, on avait trouvé que le gouvernement français avait été insuffisamment courageux, qu’il n’avait pas résisté aux pressions de l’Allemagne, et cette fois on se disait : « il va falloir y aller ! » On n’avait aucun doute sur le fait que la victoire serait du côté de la France et de la Grande-Bretagne, forces beaucoup plus grandes. On était gênés, en 39, par le pacte Germano-soviétique. On se disait : « bon, ne va pas pouvoir compter sur un front Est, il va falloir régler le problème du côté Ouest », mais, là encore, on voyait une ligne Maginot solide, on savait que notre politique militaire était une politique défensive et pas offensive. On était convaincus que l’offensive allemande se briserait sur la forte défense des Alliés.

Eh bien justement, sur cette ligne de front, vous y êtes allé.

J’ai été mobilisé comme tous les Français. Comme j’étais normalien, j’avais eu une formation particulière à Saint-Maixent, dans la caserne de Canclaux. Là, j’ai fait trois mois de formation, puis j’ai été envoyé commander une section à Ancenis, et puis j’ai emmené cette section de Bretons courageux et sympathiques sur la Sarre. Là, on attendait, on pensait que rien ne se passerait sans doute et que la guerre se jouerait ailleurs. Donc l’offensive du mois de mai est venue comme une extraordinaire surprise ! J’avais comme capitaine Pierre Fourcaud, un grand combattant qui a fait ensuite tout son parcours dans la France combattante, et nous avions confiance ! Mais, quand Wehrmacht a commencé à progresser à toute allure, nous avons été formidablement surpris, et très choqués, par l’absence de véritable résistance du côté de l’armée française. On a commencé donc très vite à douter de nos chefs… On se disait : « mais où elle est la résistance française ? Où elle est la ligne Maginot ? Qu’est-ce qui se passe ? » Très désemparés, nous avons reculé, reculé, jusqu’au moment où l’armée allemande nous a rattrapés. J’ai été mis dans un lieu, une sorte de petit camp d’officiers français prisonniers de l’armée allemande… je n’y suis resté qu’une nuit ! Le lendemain matin, avec un camarade, j’ai pu m’évader et rejoindre la France libre. Mais je l’ai rejointe avec l’impression que nous avions été complètement pris par surprise par cette extraordinaire avancée allemande. L’exode avait été épouvantable pour les Français, et on se disait que l’armistice que maintenant le maréchal Pétain acceptait, c’était scandaleux, c’était impossible ! Je n’ai jamais été de ceux, et ils étaient nombreux, qui se sont dit : « bon, eh bien heureusement il y a ce vieux maréchal qui va sauver l’honneur de la France, qui va trouver une façon de travailler avec Hitler ». J’ai toujours senti que ça c’était une trahison et que c’était inacceptable ! J’ai donc très vite été parmi ceux que l’on peut appeler, après-coup et après beaucoup d’années, des résistants. C’est- à-dire que je n’ai jamais cru dans le régime de Vichy. J’ai toujours pensé qu’il fallait se battre contre ce régime ! J’ai aussi pensé que la meilleure façon de continuer le combat, c’était de rejoindre le général de Gaulle. J’avais eu, naturellement, connaissance de son appel. Je ne l’ai pas entendu moi-même, mais des camarades l’ont entendu et j’ai donc décidé qu’il fallait mettre tout en oeuvre pour essayer de rejoindre le général de Gaulle. Ça c’est très simple, je n’ai pas eu d’hésitation là- dessus, je me suis dit : « il faut que tu y arrives et que tu continues à te battre contre ces menaces insupportables… Et si tu échoues, alors tu verras ce que tu peux faire d’autre ». Mais pour le moment, je n’avais pris aucun contact avec ce qui commençait, à toute petite dose, à exister en France, les premiers mouvements de résistance, un groupe comme celui qui s’est appelé Liberté et qui était un précurseur… par exemple. Je n’ai pas été en contact avec eux, j’ai cherché à partir. J’ai eu une chance exceptionnelle. Encore une fois, c’est la chance m’a conduit tout au long de cette guerre. Ma première chance a été de tomber sur cet Américain, Varian Fry, qui avait été envoyé par Mme Roosevelt pour essayer de sortir de France un certain nombre de grands noms. Les Américains étaient surtout à la recherche de quelques grands noms comme Marcel Duchamp, André Breton, Max Ernst. Mais Varian Fry, ce jeune Américain qui est devenu très vite un ami, a tout de suite compris qu’il s’agissait de sortir tous ceux qui étaient menacés, et notamment les juifs. Et il a réussi à faire sortir par l’Espagne, par des bateaux, un grand nombre d’immigrés en France qui étaient menacés par les nazis. Alors, moi-même, très vite, j’ai pu avoir un visa américain grâce à Fry. J’ai pu m’embarquer sur un bateau pour Oran et, de là, pour Casablanca. A Casablanca j’ai attendu qu’il y ait un bateau qui m’amène à Lisbonne. Ce bateau est finalement arrivé. Donc, entre le mois de février je crois, le début février, où j’ai quitté la France et le mois de mars où je suis arrivé à Lisbonne… et puis, par un avion, à Bristol en Angleterre… me voilà arrivé et je me sui mis à la disposition du général de Gaulle

Comment se passe cette arrivée à Londres ?

Cette arrivée à Londres passe d’abord par Bristol. C’est là que l’avion a atterri, c’est là qu’un train nous a amenés à Londres et que nous avons été pris en charge par une institution qui s’appelait la Royal patriotic School où on essayait de faire quand même la sélection de ceux qui risquaient d’être des espions infiltrés, des gens en qui on ne pouvait pas avoir confiance, qui venaient pour d’autres raisons, et ceux dont on pouvait penser qu’ils venaient pour se battre, qui avaient les moyens d’aider, donc, à la guerre du côté des Alliés. Les Anglais aimaient bien recruter directement des gens, mais quand c’était des Français ils avaient une certaine obligation vis-à-vis du général de Gaulle qui avait 1été reconnu comme le porte-parole légitime de la France. Et donc ceux qui demandaient à être affectés dans les Forces françaises, eh bien on les envoyait à Carlton Garden où le général de Gaule avait ses quartiers généraux. Et là on nous envoyait, ceux qui étaient des militaires comme moi, j’étais aspirant d’infanterie, sur le point d’être sous- lieutenant, on nous envoyait dans un camp, celui de Camberley, à quelque 30 km de Londres, où une force française était formée, en attente d’être envoyée quelque part, soit en Afrique, soit ailleurs. Moi, j’ai demandé à passer dans l’aviation. Je n’avais pas été aviateur, j’avais été dans l’infanterie. Mais je suis tombé sur Christian Fouchet, que je connaissais, qui était là et qui m’a dit : « ce dont les Anglais ont le plus besoin, c’est des aviateurs, pas tellement des pilotes, ça ils en ont, mais des navigateurs. Ils n’en ont pas assez et, si ça vous intéresse, on peut vous former. il y a déjà un petit groupe de Français ». On était sept. C’était extrêmement intéressant pour moi, parce que le contact avec les jeunes aviateurs anglais était très enthousiasmant. Eux avaient l’impression de n’avoir pas perdu la guerre ! Ils avaient empêché l’invasion de l’Angleterre ! Ils avaient résisté à la Luftwaffe, l’aviation allemande, ils se sentaient un petit peu forts… et c’était très intéressant d’être formé par eux. Mais ça n’a duré que jusqu’au moment où j’ai eu mon aile de navigateur. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré à Camberley, Tony Mella qui, lui, travaillait déjà dans les services spéciaux du général de Gaulle, et qui essayaient d’avoir des contacts directs avec la Résistance en France, avec les mouvements de libération. Et il s’est dit : « Stéphane Hessel qui parle bien l’Anglais peut être utile, c’est un type qui a l’air de se débrouiller dans les contacts avec les services anglais, on va essayer de le recruter ». Et il m’a fait le lobby que l’on fait à ce moment-là, en disant : « je sais que tu as envie de te battre, je sais que tu as envie de faire de l’aviation, mais tu seras plus utile si tu viens nous rejoindre ». Je me suis laissé convaincre et j’ai passé deux ans, donc de mars 42 jusqu’à juillet 44, ça fait quand même deux ans, à travailler dans ce service qui s’appelait le BCRA, Bureau central de renseignements et d’action et qui était l’Intelligence service de la France combattante. C’était un service compliqué, assez difficile à gérer, et il n’y avait pas beaucoup de bons spécialistes des renseignements et des services secrets parmi ceux qui avaient rejoint le général de Gaulle. Et l’homme qui a été à la tête de ce service c’est le colonel Passy (2), c’était un amateur en matière de renseignement mais il a su admirablement se former. Il a eu de bons contacts avec les services britanniques de l’Intelligence service le MI6, et grâce à cela nous avons pu faire un travail qui a été reconnu comme important pour la victoire puisqu’il s’agissait de recueillir le maximum d’informations précieuses en France. Et c’était évidemment plus facile pour des Français, qui étaient quand même disséminés dans les services, de recueillir ces informations, que pour des agents britanniques qui, eux aussi, avaient naturellement leurs contacts. Nous avons l’impression d’avoir été à la fois moins prudents ce qui nous a valu beaucoup de pertes, mais peut-être plus efficaces en matière de renseignements. J’étais dans le service de renseignements. Mes camarades étaient, certains, dans le service action et, eux, on fait un autre travail: des sabotages, démanteler le réseau ferré. Il y avait beaucoup à faire dans ce domaine, tout ça pendant deux ans a rempli ma vie. Je vivais dans ce Londres de la guerre, inoubliable pour la force et la détermination des Britanniques, qui n’ont jamais perdu l’espoir de gagner la guerre, alors qu’au début ils étaient très isolés. Alors qu’au début L’Amérique n’était pas encore en guerre, la Russie n’est entrée en guerre qu’en 41, c’est dire que c’était vraiment le pôle de résistance à Hitler le plus isolé et le plus courageux. Et la vie à Londres, pour les Français, comme moi, étais particulièrement sympathique car nous étions considérés comme ceux qui n’avaient pas abandonné le combat. Et donc, malgré toutes les difficultés rencontrées par le général de Gaulle et qui sont nombreuses, sur lesquels on ne reviendra pas, eh bien nous étions reconnus par les Anglais comme des camarades qu’il fallait aimer et qu’il fallait aider. Ça a été donc une grande expérience. En même temps, je souhaitais ne pas rester hors du combat, seulement dans les bureaux. J’ai donc monté une mission, à un moment où on pensait que le débarquement se rapprochait. Mais on n’avait encore aucune idée ni quand, ni où. J’ai monté une mission qui était destinée à réorganiser le système de transmissions des réseaux de renseignements en France, que je connaissais tous, puisque la plupart d’entre eux étaient passés par l’action du BCRA.. Et j’ai dit « envoyez-moi en France et je tâcherai de réorganiser ainsi ces services ». C’était donc une mission importante, intéressante. J’étais content de l’assumer, je lai appelée la mission Gréco. On avait envie de donner des noms, comme ça. Pourquoi pas Gréco ? Et pendant trois mois, mais c’est très court, j’ai exercé en effet cette action avec un très petit nombre de collaborateurs. Nous étions un petit groupe de cinq camarades. Et avec cela nous avons fait le travail jusqu’au moment où nous avons malheureusement été trahis par l’un de ces radios, qui avaient la tâche très lourde de transmettre des informations, et qui savaiten que la radio gonio allemande, très efficace, pouvait les repérer dès que leurs messages duraient plus de 20 minutes. Donc il fallait qu’ils fassent très attention. L’un d’entre eux a été chopé, comme ça, par un gonio, arrêté et torturé. Et il a accepté de donner un rendez-vous avec moi. Je ne peux même pas lui en vouloir, je sais ce que c’est, j’ai su ce que c’était par la suite d’être arrêté et d’être exposé à la torture. On tient bon ou on lâche. Il a lâché, et le 10 juillet 1944, c’est-à-dire il y a maintenant aujourd’hui presque 64 ans, j’ai été arrêté et emmené à l’avenue Foch, interrogé, torturé. Et ça a duré un mois, jusqu’au mois d’août, où j’ai été expédié avec 36 camarades au camp de Buchenwald. C’est là que nous avons compris, au bout d’un petit temps, que nous étions condamnés à mort. Ce que nous ne soupçonnions pas. Nous pensions que la guerre était presque finie, c’était le mois d’août 1944. Paris allait être libéré quelques jours plus tard. Nous avons appris à Buchenwald la libération de Paris, c’est un moment glorieux. Mais les jours après, nous avons appris que 16 d’entre nous avaient été pendus et nous nous sommes bien imaginés que nous y passerions aussi. C’est à ce moment-là que j’ai été, une fois de plus, le bénéficiaire miraculeux d’un échange d’identité, puisque grâce à des complicités du côté allemand, nous avons pu être, à trois, deux anglais et moi, amenés dans le block du typhus ou étaient moribonds de jeunes français. On savait qu’ils allaient mourir, qu’on les enverrait au crématoire sous notre nom, et nous nous prendrions leur identité. J’ai ainsi pris, le 20 octobre 1944, c’est à dire le jour même de mon 27e anniversaire, j’ai pris l’identité du jeune Michel Boitel. J’étais donc toujours déporté, mais je n’étais plus condamné à mort. J’ai été affecté à un autre camp de concentration que Buchenwald où je suis resté quelques mois. J’ai fait une tentative d’évasion de ce camp…qui a mal tourné. Au bout de cinq heures nous avons été tous les deux repris et cette fois envoyée dans un camp plus sévère et plus meurtrier encore, celui de Dora où on construisait les missiles, les v1-v2, et où les déportés qui s’y trouvaient étaient très vite destinés à la mort. On travaillait dans des conditions épouvantables, dans un tunnel, et j’aurais dû y laisser aussi ma peau. Mais c’était déjà février 45, et deux mois plus tard le camp a été évacué. J’ai réussi à sauter d’un train et à rejoindre les forces armées américaines. J’ai donc été libéré et me suis retrouvé à Paris le 8 mai 1945, le jour même du VE day, le jour de la victoire en Europe proclamée par Churchill à trois heures de l’après-midi. Et c’est à trois heures de l’après-midi que je me suis retrouvé à la Gare du Nord, venant d’Amiens où j’ai retrouvé ma femme et mon ami Tony Mella. Ça veut dire que toute cette longue histoire de guerre a été pour moi vraiment assez miraculeuse. Et j’ai connu des événements de la guerre des deux côtés. À la fois du côté des Alliés, de Londres et du général de Gaulle auprès duquel on travaillait avec un enthousiasme énorme, parce qu’il a été un leader très particulier, très courageux, très personnel, très représentant de tout ce qui nous tenait à cœur, de la France républicaine. Il avait auprès de lui René Cassin3 ce grand juriste, qui lui disait : « mais c’est vous la France, parce que Pétain a trahi la France, il a trahi la République ». On avait donc le sentiment d’être vraiment ceux qui feraient la France de demain. En même temps, j’ai connu, brièvement mais quand même dans des conditions très particulières, la Résistance en France. Je connaissais les réseaux, je savais ce qu’ils faisaient. Je leur donnais nos instructions pour qu’ils soient aussi efficaces que possible dans la collecte de renseignements utiles aux Alliés, et j’ai vécu quand même un peu plus de trois mois en France occupée. Voilà mon parcours. Et je suis prêt à répondre à vos questions sur le sens à donner à ce parcours.

Ce qui m’a particulièrement intéressé dans votre ouvrage c’est que vous expliquez que, quand il arrivait à Londres,, tout patriote français de bonne volonté était reçu par le général de Gaulle.

Oui. L’arrivée à Londres… Il faut se souvenir que quand le général de Gaulle a fait son discours du 18 juin, il a déclaré : « je continue à me battre, la guerre n’est pas terminée, il y aura encore des combats à mener », il n’a pas été compris ni par l’immense majorité des Français de France qui se sont plutôt laissés convaincre par le maréchal Pétain, ni même par des soldats français qui avaient quitté la Norvège et qui s’étaient retrouvées, après l’évacuation de Dunkerque, en Angleterre. Il y avait là de très nombreux Français dont la plupart ont demandé à être rapatriés en France. L’équipe du général de Gaulle était donc une petite équipe. Quelques centaines. Mais l’appel consistait à dire : « si vous pouvez venir me rejoindre venez, et naturellement je vous mettrai au combat avec moi et avec ceux qui sont restés fidèles à l’alliance britannique » que le maréchal Pétain avait rompu. Et donc, tous ceux qui viennent sont accueillis. Aucun problème. On venait, on se mettait à la disposition du général. Alors, ou bien on était déjà militaire formé avec des compétences militaires et on était immédiatement versé dans les quelques unités, peu nombreuses, qui avaient surtout travaillé en Afrique, avec le Général Leclerc, ou on était en attente. Certains, d’ailleurs, allaient être formés pour être envoyés en France comme radios, ou comme homme faisant des opérations de contact avec des mouvements de résistance, mais peu nombreux ceux là. Donc il n’y avait pas de problèmes, on trouvait à s’employer. Mais on pouvait aussi essayer de choisir l’arme dans laquelle on avait envie de se battre. C’est ce qui m’a amené à choisir l’aviation.

Donc il y avait vraiment une fragilité extrême, dans cette France libre.

La France libre était, au début, très peu nombreuse. Quand je suis arrivé, elle existait quand même déjà depuis neuf mois. Entre juin 40, l’appel du général de Gaulle et mai 41, elle existait déjà, elle avait déjà fait une expédition, ratée, c’était Dakar. Elle avait déjà envoyé des gens à Brazzaville, qui commençaient à faire le parcours du Général Leclerc. Mais ceux qui étaient à Londres étaient peu nombreux et n’étaient d’ailleurs pas tellement appuyés par les Français de Londres. Car il y avait naturellement des Français à Londres, des Français civils, et notamment des Français des journaux : France ou France libre, qui avaient des doutes sur la personnalité du général de Gaulle. Ceux d’entre nous qui étaient convaincus qu’il était le seul légitime représentant de la France, que c’était lui qu’il fallait soutenir, aider et accepter son commandement et ses directives, étaient évidemment très peu nombreux. Ils sont devenus un peu plus nombreux au fur et à mesure que certains ont pu quitter la France et rejoindre le général de Gaulle. Mais vous imaginez bien que ce n’était pas facile, et que ce n’était pas des masses. Donc la France combattante, la France libre n’a jamais été très nombreuse. Les plus nombreux ont été ceux qui ont rallié de Gaulle du côté de l’Afrique, il y avait d’abord Félix Éboué (4), le Tchad, le Congo, qui ont été les premiers éléments apportant leur soutien au général de Gaulle. De sorte que dans les armées de la France combattante, on va trouver beaucoup de gens venant d’Afrique ou de Polynésie et d’autres parties de l’empire français qui avait rallié le général de Gaulle.Et donc il y avait un travail pour gagner cette légitimité, à la fois niveau des Alliés, mais aussi au niveau de la Résistance intérieure qui était permanent. Le plus important était évidemment d’essayer de convaincre des Français en France de se mobiliser pour continuer la lutte et d’accepter la direction du général de Gaulle comme la direction légitime de leurs efforts. Bien entendu, ça n’a pas été sans problèmes. La Résistance, en France, s’est développée peu à peu. Elle s’est développée difficilement dans l’année 41 et dans les premiers mois de 1942, elle n’a commencé à prendre de la substance dans les grands mouvements de libération comme Combat, Libération, Franc-tireur, Défense de la France, que petit à petit, et les dirigeants de ces mouvements n’étaient pas tous d’emblée des gaullistes. Il y en avait même qui considéraient que le maréchal Pétain, après tout, était une grande figure, et qu’il ne fallait pas trop le combattre. Il fallait combattre l’Allemagne mais pas forcément Pétain. Et toutes ces difficultés se sont apaisées, si je puis dire, aplanies, à partir de 42, à partir de novembre 42, quand les Alliés ont débarqué en Afrique du Nord et que l’Allemagne a pris possession de l’ensemble du pays. À ce moment-là, avec le service du travail obligatoire, le STO5, les jeunes Français ont commencé à affluer en grand nombre dans les mouvements de résistance. On peut donc dire que la substance de la Résistance en France a connu deux étapes très différentes. La première jusqu’en 42 : de tout petits groupes d’hommes très courageux, qui ont vraiment dit tout de suite : « nous on ne marche pas avec Pétain, on ne marche pas avec l’Allemagne, on essaye de créer des mouvements, des mouvements de libération », pas encore de maquis. Au contraire, après 42, il y avait ceux qui ne voulaient pas être mobilisés par Allemagne et qui ont commencé à essayer de se former en groupes plus nombreux. Et il y a eu dans toute la France des maquis, aussi bien au Sud qu’au Nord. Alors ça, ça été un mouvement de résistance beaucoup plus nombreux. Ils sont devenus de plus en plus nombreux, et aussi, malheureusement, de plus en plus exposés à la répression, car les Allemands ont naturellement pour chassé les mouvements de libération. Dès le début, aidés par Vichy, par le gouvernement de Vichy, aidés par la Milices créée par des gens comme Darnand6 et d’autres. Il y avait une violence contre les mouvements de résistance dès le début, mais cette violence s’est multipliée dans l’année 44, et c’est là que nous avons connu de fortes pertes. La Résistance a été décimée dans les derniers mois avant la Libération.

Justement, dans les services de renseignements, au sein du BCRA, comment viviez-vous ces catastrophes quand il y avait des pans entiers de réseaux qui tombaient ?

La vie du BCRA était une vie assez tragique, car effectivement ce que nous apprenions le plus vite, c’était les morts et les prisonniers. Ce que nous apprenions le moins vite c’était l’efficacité de nos réseaux. Naturellement, nous avions la satisfaction de voir se multiplier les réseaux. Les réseaux de renseignements se sont beaucoup développés en France, avec de petits effectifs, mais avec une efficacité une énergie considérable tout au long des années, fin 41, 42, 43. C’est en 1943 que Jean Moulin, envoyé en France avec la mission nette du général de Gaulle d’unifier les mouvements de Résistance et de monter une armée secrète, qui serait efficace au moment du Débarquement, a donné l’unité a ces mouvements et a réussi à créer et à faire fonctionner le Conseil National de la Résistance. Ça a été une performance très, très spéciale, car les mouvements de résistance n’étaient tous pas tellement chauds pour être coiffés par quelqu’un qui représentait le général de Gaulle. Ils avaient du respect pour le général de Gaulle, de l’admiration, mais il ne tenaient pas tous à être coiffés. Et c’est la force de Jean Moulin, il faut lui rendre cet hommage, il a réussi à les convaincre qu’il fallait travailler ensemble et qu’il fallait accepter le général de Gaulle comme l’homme qui allait libérer la France en tant que Français, et aux côtés des Alliés.

Mais du côté de la France libre, c’était un pari un petit peu fou de se dire qu’au sein d’une même structure de résistance il allait y avoir des gens de droite, voire des nationalistes avec les communistes…

La grande intelligence de Jean Moulin et du général de Gaulle, convaincu par Jean Moulin, ça été de dire : « nous avons besoin de convaincre les Alliés, et notamment les Américains, que cette résistance française représente vraiment l’ensemble de l’échiquier politique français ». Pour qu’on ne croie pas que la Résistance soit politiquement orientée d’un seul côté et qu’elle laisse de côté une grande partie de la France. Il fallait démontrer aussi que ceux qui avaient vraiment eu le courage de se battre, de résister, de prendre des risques, pouvaient appartenir aussi bien à des partis ex de droite qu’à des partis de gauche. Naturellement on savait que les communistes, malgré le pacte Germano-soviétique, n’avaient jamais accepté la collaboration mais étaient devenus très vite des résistants et qu’ils avaient même mobilisé, avec force, avec le parti communiste, le plus grand nombre de résistants. Les FTP étaient en large mesure des communistes, mais il fallait que des organisations comme l’OC M7, Défense de la France8 et d’autres qui appartenaient plutôt au centre ou à la droite y soient également associés. Le Conseil National de la Résistance a été créé et fondé pour faire travailler ensemble tous ces mouvements qu’ils viennent du centre, de la droite ou de la gauche. C’est cette unité qui a permis de donner à la France toute sa place dans la victoire et au général de Gaulle la légitimité dont il avait besoin pour négocier avec les Alliés la place que devrait occuper la France après la guerre.

Cette unité au sein de la Résistance a aussi un peu façonnée le visage de la France d’après guerre.

On peut dire que le CNR; justement, et le programme que le CNR avait élaboré pour la France d’après la guerre a eu une forte influence, peut-être même une influence qui a joué sur la position du général de Gaulle. Le général de Gaulle n’était pas forcément d’accord avec le programme du CNR. Et le fait qu’il a quitté le pouvoir en 46, au bénéfice des trois partis et donc d’une démocratie française d’une IVe République qui ne correspondait pas tout à fait aux idées fondamentales du général de Gaulle, montre que, entre le CNR et ses idées, ses valeurs fondamentales, et le général de Gaulle il y avait un petit écart. Mais la France qui est sortie de la guerre, la France de 45-46, était très largement marquée dans sa démocratie, dans sa formulation de la démocratie, par le programme du Conseil National de la Résistance. On peut donc dire que la France résistante a été celle qui a pris sa place dans la direction de la IVe République et qui y est restée présente assez longtemps. Pendant au moins une quinzaine d’années, il n’était pas concevable de faire gouverner la France par d’autres que par des résistants. Il y avait eu l’épuration, elle n’avait pas été, peut-être, aussi fondamentale qu’elle aurait pu l’être, on avait essayé de sauvegarder quand même une partie de ceux qui s’étaient laissés séduire par le maréchal Pétain… Mais on l’a quand même condamné, lui, et on a condamné Laval. Donc il y a eu épuration. Et ceux qui ont gouverné la France pendant les premières années de la IVe République, c’était presque tous des gens qui avaient eu un rôle au moins dans les mouvements de résistance.

La France libre s’était construite avec vraiment très peu de choses mais ça avait été avec beaucoup d’enthousiasme et surtout une forme d’auto persuasion permanente.

La fragilité de la France libre, puis Combattante, elle a changé de nom en 1942, cette fragilité tenait à ses faibles effectifs, au peu de ressources dont elle pouvait disposer, malgré la bonne volonté, entre guillemets, britannique. Naturellement, le général de Gaulle dépendait des Alliés, donc essentiellement de l’Angleterre, pour ses ressources, et elles étaient limitées. Ainsi, quand les maquis ont commencé à se constituer en France, qu’ils réclamaient des armes pour pouvoir se défendre, il a été très difficile d’obtenir les envois, parachutages d’armes, aussi nombreux qu’on l’aurait voulu. Et dans beaucoup de cas, les maquis s’étant constitués avant même que les ressources militaires ne leur soient attribuées. Il y eut là aussi des drames. Les maquis étaient furieux contre le BCRA, parce que le BCRA n’arrivait pas leur donner les ressources dont ils avaient besoin. Il y a eu souvent des tensions. Le BCRA faisait ce qui pouvait, mais il était lui-même limité par ce que les Alliés lui attribuaient. Ajoutons à cela qu’à partir de l’entrée en guerre des États-Unis, les Britanniques dépendaient beaucoup des Américains pour leurs ressources et que les Américains, eux, étaient restés, par une espèce de tradition historique, proches du maréchal Pétain qu’ils considéraient comme le vainqueur de la Première guerre mondiale, et à laquelle eux-mêmes avaient apporté leur contribution. Donc vous voyez la difficulté pour mobiliser les ressources dont on avait besoin, avec des Américains qui n’avaient pas très confiance dans le général de Gaulle. Quand, à Anfa9 le président Roosevelt a enfin rencontré le général de Gaulle, il a préféré le général Giraud comme interlocuteur. Le général de Gaulle a été obligé de se battre. Grâce d’ailleurs à l’appui de la Résistance et à l’appui du Conseil National de la Résistance, il a fini par s’imposer à Alger et à écarter le général Giraud qui n’a plus joué qu’un rôle militaire secondaire. Tout ça, ça fait partie de cette histoire complexe de la France libre, France combattante et de la Résistance. Mais ce que nous retenons, nous, anciens gaullistes et anciens résistants, c’est que ce qui a finalement triomphé c’est à la fois la forte volonté du général de Gaulle de ne pas céder à Pétain et de ne pas se laisser entrainer dans une collaboration quelle qu’elle soit avec l’Allemagne. Sa légitimité c’est quoi le fait que la Résistance l’a reconnu comme celui qui avait sauvé l’honneur de la France. C’est pour cela que l’on peut dire que la France, à la fin de la guerre, quand elle a encore contribué avec de Lattre de Tassigny, Leclerc et les autres, à la victoire finale alliée, la France a été reconnue comme l’une des puissances alliées qui ont gagné la guerre. Et le plus extraordinaire est que le général de Gaulle a obtenu que la France, qui n’avait pas participé aux négociations de Yalta, ni même aux négociations ultérieures, jusqu’au moment de la création des Nations unies, la France a été reconnue comme membre permanent de Conseil de sécurité, c’est-à-dire de l’instance suprême de maintien de la paix des Nations unies, et que la langue française qui n’était parlée parmi les Alliés que par la France, ni par les Anglais, ni par les Américains, ni par les Chinois, ni par les Russes, a été reconnue cependant comme langue officielle, au même titre que l’Anglais, de l’Organisation des Nations Unies. Il fallait le culot formidable du général de Gaulle et de ses collaborateurs pour obtenir cela des Allés.

Et pour revenir un peu sur votre expérience du service de renseignements et votre expérience au sein du BCRA, est-ce que parfois au niveau du BCRA il y avait une conscience d’une certaine forme d’ignorance de ce qui pouvait se passer sur le terrain ?

Non. Nous étions parfaitement renseignés au BCRA. Nous avions tellement de gens qui étaient reliés à Londres, soit par des courriers amenés par des avions qui se posaient et qui ramenaient les courriers, soit par d’autres voies, maritimes par exemple, soit surtout par les radios. Il faut reconnaître que les radios de l’époque n’avaient rien à voir avec les radios d’aujourd’hui. C’était encore du bricolage.. C’était des postes à quartz et ça ne marchait que difficilement. Mais le rôle des radios a été énorme. Donc nous qui recevions ces messages, nous étions bien renseignés. Nous savions ce qui se passait. Naturellement, beaucoup de choses pouvaient nous échapper, beaucoup choses pouvaient se passer sans que nous soyons informés. Mais, en gros, Nous étions surtout les meilleurs pourvoyeurs d’informations sur le climat en France pour les Alliés et pour les Britanniques. C’est par notre canal et par le canal du BCRA, d’hommes comme Georges Boris10 qui travaillait auprès Commissariat à l’intérieur, que nous étions informés sur l’évolution des mentalités en France… qui ont beaucoup bougé. La désaffection à l’égard du maréchal Pétain, déjà forte après la poignée de main de Montoire (11), est devenue de plus en plus forte. Ainsi, on savait que la France bougeait dans le sens d’une résistance plus ferme, d’une volonté plus forte de revenir dans le giron de l’alliance qu’elle avait inopportunément quitté en juin 1940.

C’est à dire que pour les Alliés, prendre le pouls de la population en vue du Débarquement c’était quelque chose d’essentiel…

Tout à fait. Tout à fait essentiel, et on pouvait dire que grâce au BCRA l’information sur ce qui se passait en France était très complète et l’information sur ce se passait ailleurs, en Algérie par exemple, était aussi très forte. Donc, les Alliés savaient à quoi s’en tenir et n’ont pas été surpris par l’accueil, très chaleureux, qui a été fait aux armées alliées après le Débarquement.

-Quand vous avez enduré la torture, comment avez-vous fait pour résister et comment avez-vous pu garder votre dignité d’homme? Ecoutez, la question de la torture ça n’a pas beaucoup d’intérêt. On résiste ou on ne résiste pas. J’ai eu la chance de pouvoir maintenir une certaine stabilité, de ne pas me laisser décourager complètement. J’’ai d’ailleurs davantage essayé d’utiliser la parole, c’est-à-dire de parler, de bavarder, de dire des choses pour que ça dure et pour qu’on sorte de la pure torture. Et donc je n’ai eu aucun moment où je me suis senti prêt à lâcher le morceau, à donner des renseignements que je ne pouvais pas donner. C’est une chance. Tout le monde ne résiste pas aussi facilement. Ce n’est pas une question de courage, c’est une question de constitution physique. J’étais jeune et j’ai tenu le coup. Voilà. Mais ce n’est pas une question très intéressante pour moi, je n’aime pas tellement parler de ça.

-Bien, on va clore ce chapitre alors.

Oui.

-Comment est-ce que vous définiriez le patriotisme ? Est-ce que c’est un mot qui a encore un sens aujourd’hui ?
Le mot patriotisme est un mot qui nous a naturellement beaucoup habités, dans une période où la France, notre patrie, était non seulement occupée, mais en danger de se rallier à un système odieux comme le nazisme. Donc, nous nous nous sentions tout à fait patriotes. En même temps, le patriotisme français est lié à certaines valeurs fondamentales

11 Entrevue de Montoire. Le 24 juin 1940, à Montoire, dans le Loir-et-Cher, Pétain rencontre Hitler pour engager la collaboration de la France avec l’Allemagne. La poignée de main entre les deux dictateurs marque l’entrée officielle dans la collaboration et contribuent largement à révolter les Français.

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de la France, qui ne sont pas propres à la France seulement, qui sont valables généralement pour l’Europe, peut-être pour l’ensemble de l’humanité. Il y a un patriotisme des droits de l’homme, qui est pour nous ce que la France nous a apporté de plus précieux. Donc on peut dire qu’être patriote français, c’est être patriote d’une certaine conception de la France. Et lorsque cette conception n’est pas mise en avant par les dirigeants de la France, comme c’était évidemment le cas du temps du maréchal Pétain, ou de Pierre Laval, alors nous ne sommes plus patriotes de cette France-là. Nous ne sommes patriotes que de la France qui reste fidèle à ses valeurs républicaines et démocratiques profondes. Donc aujourd’hui je remplacerais le mot patriotisme par le mot citoyen du monde, responsable au nom des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Je me sens un citoyen sans frontières. C’est d’ailleurs le titre que l’on a donné à mes entretiens récents avec Jean Michel Helvig, qui ont donné lieu à un livre chez Fayard. En revanche, le mot résistance que nous avons utilisé, est un mot auquel il faut continuer à donner tout son sens. Aujourd’hui nous ne résistons pas au nazisme, mais nous devons résister, et avec autant de fermeté et autant de vigueur, à des atteintes aux droits de l’homme, à des violations graves des droits de l’homme. Soit que malheureusement certaines se produisent en France même, il faut savoir résister, soit qu’elles se produisent dans d’autres régions du monde.

Je suis personnellement particulièrement préoccupé par ce qui se passe en Palestine. Les Israéliens violent systématiquement toutes les règles du droit international, les conventions, et font subir à la population palestinienne un ensemble de mesures tout à fait scandaleuses. Là, nous avons le devoir de résister, et avec la même vigueur, à côté de ceux qui, en Palestine résistent, de ceux qui en Israël même, ils sont peu nombreux malheureusement, mais ont compris que leur gouvernement allait à l’impasse, allait dans le mauvais sens, n’arrivait pas à faire surgir un partenariat avec un État palestinien fort et un État israélien limité aux frontières qui lui ont été attribuées par la communauté internationale. Si j’insiste là-dessus, c’est que je pense que ce que nous avons appris pendant la résistance, c’est que, même dans des situations où tout paraissait perdu, on peut continuer à militer et à s’engager pour que ce qui paraissait perdu soit récupéré. Eh bien, c’est aujourd’hui en Palestine que ce message-là est le plus important !

-Et lors des conflits de la décolonisation, comme la guerre d’Algérie, il y a un paradoxe, parce que des gens qui avaient lutté, qui s’étaient battus avec ces valeurs, se sont retrouvés à reproduire des schémas contre lesquels ils avaient lutté.

 

 

On a parlé de la guerre, on a parlé de la Résistance pendant la guerre. Comment est-ce que ça m’a affecté tout de suite après ? Je me suis dit que la grande nouveauté c’était la création en de l’Organisation des Nations Unies, destinée à mettre un terme à des conflits comme celui que nous venions de vivre, et de le faire sur la base des valeurs qui figurent dans la charte des Nations unies adoptée en 1945 à San Francisco, valeurs qui ont été ensuite développées dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Ma chance a été de participer à la rédaction de ce texte qui reste aujourd’hui encore, un texte tout à fait fondamental dans lequel il est clair, aussi, que la colonisation est une réalité dépassée, qu’à partir de maintenant, à partir de la fin de cette horrible guerre, il fallait aller le plus vite possible vers une fin des empires. Et les Nations unies ont poussé, j’ai poussé avec elles, à ce que la France donne l’indépendance à ses colonies et donne finalement aussi la liberté à cette Algérie qui n’était pas vraiment une colonie, au sens juridique du terme, mais qui était quand même une emprise sur un peuple. J’étais donc tout de suite de ceux qui ont souhaité que l’on aille vers une libération des Algériens par rapport à la présence française. Donc ça a été la continuité, depuis le Conseil National de la Résistance, à travers toute ma vie. J’ai eu la chance de ne jamais avoir à me battre pour autre chose que pour ces valeurs qui se sont révélées essentielles et fondamentales pendant la Deuxième guerre mondiale.

-C’est justement ces valeurs qui après tout ce que vous avez traversé, à chaque combat, vous ont amené à vous positionner par rapport à une situation où un conflit et vous ont inspiré.
Oui. Oui. Oui. Oui. Je suis resté, j’ai essayé de rester fidèle à ces valeurs. On ne fait pas grand-chose quand on est un individu qui ne dispose que de sa liberté et de ses faibles moyens. Mais dans la mesure où j’ai pu les investir, je me suis engagé pour ces mêmes valeurs. Et naturellement, lorsque ces valeurs étaient attaquées, gravement, dans mon propre pays, la France, je me suis trouvé aussi aux côtés de ceux qui protestaient contre, par exemple, la façon maladroite et cruelle dont on traitait les immigrés, les sans-papiers. Donc mes combats, ce n’est pas une guerre, c’est de combat modeste, mais des combats. Ils ont toujours dans le même sens. –