Interview de Vincent Goubet (1)

Extraits d’une interview réalisée par Vincent Goubet pour son film « Faire quelque chose » :

Au sujet du CNR

– Peut-on dire que c’est parce que le CNR a donné sa légitimité à de Gaulle, en créant l’union des forces combattantes et sociales en France que l’on a évité, après la guerre, de graves divisions, voire même la guerre civile comme ce fut par exemple le cas en Grèce ?

Les circonstances n’étaient pas les mêmes. La Libération ne s’est pas faite dans les mêmes conditions. Mitterrand a dit un jour au cours d’un discours, où je prenais la parole d’ailleurs avec lui, c’était rue du Four : « On peut se demander ce qu’aurait été, ce que serait devenue la France s’il n’y avait pas eu le 27 mai et le Conseil National de la Résistance, etc. » Il a posé la question… Absence de réponse ! Mais il a posé la question. C’est vrai qu’on peut se le demander, on peut toujours se poser des questions de cette nature. Qu’est-ce qui serait arrivé si… Bon, la Grèce, il y a aussi le fait que, dans la libération de la Grèce il y avait d’un côté les Anglais et puis les anti-anglais, si je puis dire. On n’avait pas le même cas de figure en France.

– Le CNR était une sorte de gouvernement intérieur. Peut-on imaginer que ses membres aient eu, comme c’est souvent le cas aujourd’hui, des ambitions politiques pour après, des plans de carrière par exemple ?

Je ne sais pas si en 42-43 il était convenable de penser à un plan de carrière ! Par exemple Coquoin (1), c’était le petit-fils de celui qui avait découvert par les mathématiques la situation de la planète Neptune, ou c’était son arrière-petit-neveu, je ne sais pas… C’était un savant. Il était à la réunion constitutive du CNR et il a été arrêté un mois après. Il rentrait dans une planque, il a vu les Allemands qui étaient à la porte, il s’est sauvé, ils ont ouvert le feu sur lui, ils étaient trois, ils l’ont coupé en deux. Coupé en deux ! Tué. D’autres, arrêtés, déportés, etc. Ces pauvres-là, ils n’ont jamais eu le temps de penser à ce qu’il arriverait après. Non, ils étaient engagés, par, je crois, une démarche patriotique. Le reste ça ne comptait pas. Je prends Lecompte-Boinet (2), qui a été notre ambassadeur à Helsinki. Je l’ai connu quand il était ambassadeur à Helsinki parce qu’on a fait beaucoup de réunions du Mouvement de la paix. À l’époque j’étais un des responsables du Mouvement de la paix. Lecompte-Boinet, il avait cinq ou six gosses. Il s’est engagé dans la Résistance. Il savait bien qu’il y avait du danger pour ses enfants. Mais c’est comme ça. Et pourtant, on ne peut pas dire que c’était un modèle de prudence. Parce qu’il oubliait facilement sa serviette dans les réunions. On lui donnait l’adresse juste avant d’arriver, mais il savait pas où il était, et pour retrouver sa serviette…

– Au CNR, il y a eu cette extraordinaire unité, unique dans l’histoire des résistances européennes, mais au-delà, il y avait aussi des divergences.

C’est clair ! À la réunion constitutive du 27 mai 43, il y a trois absents : Frenay, d’Astier (3) et Jean-Pierre Lévy (4). Je m’en suis expliqué avec Frenay, avec d’Astier. Pendant 20 ans, d’Astier a été député avec moi, dans le même groupe que moi, nous étions dans la même organisation politique et nous étions responsables du Mouvement de la paix sur le plan national et international ensemble. Donc on se connaissait. On avait habité ensemble, etc. Nous étions très liés. Jean-Pierre Lévy je lui ai dit : « Tu as fais une belle connerie ». Il a reconnu. Frenay, il a pas donné d’explications, c’était comme ça et pas autrement. Je rappelais tout à l’heure notre ami Blondeau que Bénouville avait donné au Figaro littéraire une interview par le canal d’Amouroux. Amouroux nous a dit qu’une grande partie de cette interview était restée sur la cassette qu’il avait enregistrée, mais qu’il n’avait pas publiée, et qu’il y en avait un sacré paquet. Il pose la question à Bénouville : « Pourquoi vous n’êtes pas allé à la réunion de Caluire ? » Bénouville lui répond : « Vous ne pensez tout de même pas que j’allais aller voir ce petit préfet à la gomme pour discuter avec lui ? Je suis quand même le représentant d’un grand mouvement de résistance ». C’était comme ça ! Donc, avec la façon dont ils se comportaient vis-à-vis de nous, ils ont, même s’ils ne le voulaient pas, réussi à répandre une certaine hostilité à Moulin. Et lorsque Hardy n’était pas loin de mourir, je l’ai entendu à la télévision, il était en phase terminale de son cancer. On l’a Interviewé sur l’ arrestation de Moulin. Il a dit : « Moulin, Meunier, Chambeiron, tous des cocos ! ». Voilà, voilà comment ils nous jugeaient : des cocos. Donc on pouvait se faire massacrer par les Allemands, ça les laissait complètement indifférents. Il y avait des gens comme ça dans la Résistance ! Il y avait des gens qui n’avaient pas oublié le passé. Et c’est pour ça que les autres avaient du mérite, c’est que, sachant que vous aviez en face de vous des gens qui souvent vous haïssaient, mais il y avait quand même comme avait dit Moulin, « au-dessus, il y a les intérêts de la France ».

– Il y avait aussi des conflits entre personnes…

C’était des conflits… pas de personnes, c’était des conflits de nature idéologique plutôt. Autour de Frenay c’était beaucoup des anciens de l’extrême droite, de la Cagoule1, des choses comme ça. Beaucoup de la Cagoule. De Bénouville, c’était la Cagoule. Même le général Giraud (2),quand il était gouverneur de la place de Metz, était à la Cagoule. Ça nous le savons. Il y avait, parmi même des résistants authentiques, courageux, des anticommunistes violents pour qui un résistant, uncommuniste mort, c’était jamais qu’un communiste. Après tout…Pourquoi était-il communiste ? Ça existait… Mais il est de bon ton de dire que l’on s’embrassait tous sur la bouche. Non on s’embrassait pas tous sur la bouche, c’est pas vrai ! Mais ce qui a dominé, c’était quand même l’intérêt général du pays. Et ça c’est une grande chose. Même s’il y avait chez certains des réserves sur telle ou telle chose, sur telle ou telle façon de se comporter et sur telle proposition d’action. Vous savez, regardez, en temps de guerre, il y a des états-majors, c’est tout juste s’ils ne se tuent pas. La preuve, l’attentat contre Hitler au mois de juillet 1944. On a fait du colonel Stauffenberg un héros. J’ai été député avec son fils, moi, au Parlement européen. Vous parlez d’un héros son père ! C’était un nazi. Seulement il voulait se débarrasser d’Hitler pour faire la guerre contre les Soviétiques. Mais sans Hitler ! Parce qu’ils n’avaient plus confiance en Hitler. Mais ils n’étaient pas plus résistants que moi j’étais évêque !

– Quel a été le rôle du CNR pendant l’insurrection parisienne ?

Le rôle du CNR est déterminant ! D’abord, pour le CNR, l’insurrection de Paris c’est le résultat d’un processus très long qui va commencer à partir du 14 juillet par les premières grandes manifestations patriotiques. C’est la première fois qu’on voit dans Paris des femmes et des jeunes filles habillées avec des jupes bleues, des corsages rouges et des ceintures blanches. Tout le monde est bleu-blanc-rouge et tout le monde défile dans Paris. C’était formidable ! Car jusqu’alors, défiler en bleu-blanc-rouge c’était risquer de se retrouver au ballon ou dans un camp de concentration. Donc, il y a le début d’une prise de conscience que la fin approche. Et puis il va y avoir le début des grèves. Lorsque les Allemands ont décidé, au début du mois d’août, un peu avant même, de désarmer la police, la police va se foutre en grève. C’est la première fois en France qu’on voyait une grève dans la police. La première fois ! Et c’est une grève patriotique. C’est une grève dirigée contre les Allemands. Ce n’est pas une grève revendicative ou de mauvaise humeur contre un ministre de l’Intérieur qui ne leur plaît pas. Et puis vous avez la grève des services publics, la grève des transports. Peu à peu ça monte. Il faut savoir comment ça fonctionne. Il y a un Comité Parisien de la Libération et il y a un état-major des FFI qui a été désigné par les Mouvements et par le Comité Parisien de Libération. Et c’est lui qui a la capacité de décider de l’insurrection. Mais comme il s’agit de Paris et que Paris c’est la capitale, et que la capitale c’est pas n’importe quelle petite ville de province, les dirigeants de Paris ont pensé que la décision devait être appuyée par le Conseil National de la Résistance qui était l’organe suprême de la Résistance en France. C’est donc le Conseil National de la Résistance qui a approuvé la décision prise par le Comité Parisien de Libération de déclencher l’insurrection le 19 août. Ça s’est fait comme ça. Le Comité Parisien s’est réuni, c’était Rol (7) qui commandait les troupes à l’époque. Il fallait quand même qu’on sache ce qu’on avait comme armes, ce qu’on avait ou qu’ on n’avait pas, et quel était le rapport de forces avec les Allemands, les perspectives d’avancée des troupes américano-françaises et anglaises. C’est pour ça que Rol a eu la bonne idée d’envoyer une mission avec le commandant Cocteau-Gallois qui a rencontré le général Bradley qui était le grand patron de l’effort militaire américain là bas pour qu’on presse un petit peu la Deuxième division blindée de Leclerc de s’approcher davantage de Paris, ou qu’il y ait un petit soutien à la Résistance. Parce que le 15 août je ne pense pas que la Résistance pouvait s’emparer… Le 18, elle pouvait, parce que les choses avaient beaucoup changé . Notamment parce que les Allemands avaient perdu le contrôle du ciel, ils n’avaient plus beaucoup d’avions et le rapport de forces s’était inversé. Une fois que tout ça a été mis en route, c’est le CNR qui… Et ça a très bien marché, tout a fonctionné, les ordres ont été suivis par tout le monde. Il n’y a pas eu de problèmes.

– Que souhaiteriez vous nous dire pour conclure sur le programme du CNR ?

Une des grandes réussites du CNR c’est d’avoir fait rentrer, dans la politique de reconstruction économique qui était nécessaire après la Libération, l’idée de solidarité qui avait disparu. De Gaulle, d’ailleurs, l’a rappelé dans le discours du mois de novembre 43. Il a dit qu’il fallait permettre à ceux qui sont des créateurs de la richesse réelle dans les entreprises de bénéficier aussi des avantages qu’ils méritent. Autrement dit, que l’argent qu’ils gagnent pour l’entreprise ne soit pas destiné uniquement à ceux qui sont les propriétaires de l’entreprise. Ça, c’est important, et ça s’est traduit aussi par une avancée sociale considérable. Aujourd’hui qu’est-ce qui domine dans les débats au moment où il y a une grève ? C’est la Sécurité Sociale ! De Gaulle, dans son discours, parle du droit au logement, du droit à un traitement décent, à un salaire décent, etc.. C’est la Résistance qui a ramené tout ça sur le devant de la scène. C’est important d’ailleurs ! N’oublions pas qu’il y a quand même aujourd’hui des gens qui disent « il faut en finir avec le programme du CNR et avec la législation 1945 ! »

– Que pensez-vous qu’il reste aujourd’hui du programme du CNR ?

L’esprit. Je ne dis pas qu’il faut l’éplucher ligne par ligne, il faut surtout en retenir la quintessence. Parce que, actuellement, il y a dans certains secteurs de l’opinion, dans certains secteurs gauchistes, la tendance à dire qu’il faut reprendre le programme du CNR et en profiter pour dénoncer la privatisation de la poste, voler dans les plumes de Sarkozy. Ça n’est pas notre rôle. Mais l’esprit, c’est quand même la traduction d’une grande volonté de libération d’un peuple sur la base de valeurs acceptées par tout le monde, et qui sont des valeurs de liberté, de démocratie, de solidarité, etc…

– À la Libération, de Gaulle a fait le choix de mettre à l’écart un certain nombre de personnalités de la Résistance qui avaient fait leurs preuves, comme Ravanel, comme Aubrac par exemple, alors qu’il s’est appuyé sur les fonctionnaires au passé marqué par la collaboration…

C’est parfaitement juste. Qu’il il y ait eu des divergences entre la Résistance intérieure et de Gaulle, c’est pas douteux. Mais comment s’exprimaient-elles ? De Gaulle n’était pas tout seul à Londres. Il y avait autour de lui un entourage, et ce qu’on savait souvent c’était par l’intermédiaire de l’entourage, mais ce que l’on lisait c’était des déclarations de de Gaulle lancées quoram populo. C’était pour que les gens sachent quelle était la position du général et puis c’est tout. Je pense qu’autour du général il y a des gens qui ont mordu à cet argument du danger communiste et que ça explique beaucoup de mesures qui nous paraissent injustes, et en particulier la négligence de l’utilisation de ces cadres de la Résistance. Le plus bel exemple qu’on puisse donner c’est l’exemple du procès Papon. Moi j’ai entendu un témoin de moralité qui a été un délégué du général de Gaulle auprès de la Résistance, un homme qui a été courageux et qui a fait son devoir de résistant, mais je l’ai entendu expliquer pourquoi il fallait choisir Papon. Il a dit : « Quelle était la situation quand nous sommes arrivés à Bordeaux ? Il y avait deux forces. Il y avait d’un côté les Américains et de l’autre côté les communistes et il y avait rien d’autre ». Mais c’est pas vrai!. « Alors on a pris celui qui n’était pas sous la coupe des communistes ou des Américains, c’est-à-dire celui qui était un fonctionnaire de valeur et qui pouvait continuer ». Et bien sûr sans se préoccuper s’il avait fait déporter 2 800 enfants juifs dans les trains qui allaient à Drancy et dans les camps de la mort. Et c’est comme ça qu’il a expliqué les choses. Alors ça, ça peut aussi expliquer pourquoi de Gaulle n’a pas été très gentil quand des parlementaires, en juin 40, se sont présentés chez lui et qu’on les a pratiquement évincés. Même si après de Gaulle a regretté, mais enfin il y a eu certainement des choix idéologiques qui étaient des réminiscences d’un passé qui n’était pas si lointain. Ça je le regrette. Parce que c’est vrai que ce qui est arrivé, pas seulement à Ravanel et à Aubrac mais aussi aux militaires comme Rol, tous les militaires qui étaient confinés à Versailles et qui avaient servi dans l’armée, dans la 2ème DB (8), certains qui ont servi dans la Première armée (9) et qui ont été mis à l’écart parce qu’il a fallu faire la place à ceux qui avaient trempé un peu leur uniforme dans la naphtaline pendant un certain nombre d’années. Ça je suis tout à fait d’accord.

– Peut-on dire que de Gaulle craignait la Résistance ?

C’est vrai que, par exemple, le général de Gaulle dissout les forces de la Résistance assez rapidement. Même quand les combats n’étaient pas encore terminés, il a dissout les FFI. On peut penser qu’il craignait cette volonté chez les communistes de prendre, de vouloir prendre le pouvoir. Est-ce que ça n’a pas expliqué un peu l’histoire ? Écoutez, il y a eu une conférence de presse à l’Hôtel de ville en 1960 ou 59, je ne sais pas, et un journaliste a posé cette question. Quand on réfléchit bien, quelle était la situation politique en France, et un peu ailleurs aussi, en 1944, et notamment, quand on évoque un éventuel risque de prise de pouvoir par les communistes ? Qui était le chef du parti communiste en 1944 ? C’était Maurice Thorez. Depuis 1930, c’était le chef incontesté, le secrétaire général du Parti. Mais où était Maurice Thorez ? À Moscou ! Pour des raisons qu’on connaît bien, pour échapper à l’arrestation. Quand on était venu pour l’arrêter dans son régiment, en 1939, il était à Moscou, à l’Internationale communiste. Quelles étaient les positions de l’Internationale communiste et en particulier de Dimitrov (10) ? Depuis 1935, Dimitrov menait campagne dans l’Internationale communiste pour des Fronts populaires élargis, c’est-à-dire pas seulement les communistes, mais les autres aussi. Staline, quel était son intérêt ? Son intérêt c’était que ne vienne pas se former, à la lisière de l’Union soviétique, une armée quelconque soutenue par les Américains, ce qui aurait été un embarras sérieux pour les Soviétiques. Or, si la moindre tentative avait été faite dans l’Europe occidentale par les communistes pour prendre un morceau de pouvoir, les Américains seraient intervenus. Et quand j’étais, pendant la guerre, aux États-Unis, j’ai entendu des officiels américains me dire : « Nous, on se demande si c’est pas le moment de faire la guerre à l’Union soviétique ». Et c’était en 44-45. Donc Staline savait qu’il était en danger. Il n’aurait pas laissé Maurice Thorez, qui était à côté de lui dans l’Internationale communiste, faire la connerie de déclencher un truc. D’autre part, je ne suis pas certain que le peuple français le souhaitait. Il est possible qu’il y aurait eu des gens qui s’en seraient félicités ! Mais il n’est pas sûr que la Résistance telle qu’elle sortait de l’aventure avait envie de retourner dans une bataille qu’elle avait connue pendant quatre ou cinq ans. Ça, j’en suis certain ! Je ne crois pas, ce n’était pas possible parce que les circonstances de la guerre, avec l’Union soviétique d’un côté, les Américains de l’autre côté, cela faisait qu’on ne pouvait pas imaginer une telle situation.

La mémoire de la Résistance

Ce que je constate, c’est que dans beaucoup de formations syndicales la référence au programme du CNR reste une référence. Je dois dire que pour certaines forces qui ont été résistantes, cette référence a disparu de l’actualité. Si je puis dire. Je ne veux pas ouvrir de polémique avec les organisations politiques ou syndicales, mais ils n’en parlent plus, ils ne savent même plus si ça a existé ou ce qu’il y a dedans. Or j’ai assisté à des colloques qui ont été organisés par les centrales syndicales, des grands mouvements syndicaux, j’ai assisté même au Sénat ou à l’Assemblée nationale à un colloque qui était organisé sur le programme du CNR. Je m’en souviens, parce que j’avais dit que c’était très difficile de se procurer le programme du CNR. On s’adresse au ministère des Anciens Combattants, c’est tout juste s’ils savent ce que c’est. Ça veut dire qu’il y a un défaut d’information. Au point qu’on peut se demander si ce déficit d’information ne résulte pas d’une volonté délibérée plutôt que, tout simplement, d’une absence regrettable de mémoire qui est en train de se déliter.

– Doit-on craindre un effacement des valeurs de la Résistance ?

C’est-à-dire que l’histoire, la mémoire, tout ça ça doit être entretenu. Une réunion comme l’autre jour au lycée Hélène Boucher, ça permet quand même de demander à des jeunes filles, à des jeunes gens de réfléchir sur ces problèmes. C’est vrai que si la mémoire n’est entretenue que par la commission Kaspi , comme on l’a vu récemment, qui voulait supprimer les dates mémorielles pour y substituer une journée unique du souvenir intitulée Mémorial day…ça a été un éclat de rire général, au point que le ministre lui-même a été obligé de déclarer « M. Kaspi propose mais c’est le ministre qui dispose. M. Kaspi out, vous pouvez disparaître, vous êtes allé un peu fort! » Et, dans un congrès, à Marseille, il y avait le préfet à ma droite, qui représentait le gouvernement et j’ai dit : « il y a quand même quelque chose qui m’agace, c’est qu’on me parle toujours de la nécessité du rapprochement franco- allemand : oublions nos querelles, embrassons-nous Folleville ». Et quand je suis arrivé au Parlement européen, le hasard de l’ordre alphabétique m’avait assis à côté d’un Allemand et, au bout de quelques jours, je lui ai dit : « sans indiscrétion tu as quelâge?»Ilavaitmonâge,unandeplus.Jeluiaidit «tu sais que nous sommes fâchés, il faut que nous nous réconcilions ». Alors il m’a regardé. J’ai ajouré « je ne sais pas ce que tu as fait pendant la guerre, ça dépend. Qu’est-ce que tu faisais en 1933 ».
– Moi j’étais anti-hitlérien.
– Ah bon ?
– Oui, ça veut dire que j’ai été obligé de quitter mon pays pour ne pas aller en prison, pour ne pas aller dans un camp de concentration, j’ai dû m’expatrier, je suis allé en Norvège, j’ai fini par m’engager dans l’armée norvégienne puis je me suis retrouvé comme officier dans l’armée américaine et j’étais au Débarquement sur les plages de Normandie en 1944.
– Ah ! Comment tu t’appelles ? » Il m’a dit « je suis un ancien dirigeant du parti socialiste et c’est tout ce que je peux te dire. Mais je suis un anti-hitlérien ». Alors je lui ai répondu « eh bien je n’ai pas besoin de me réconcilier avec toi, on n’est pas fâchés.
– Ah non, on n’est pas fâchés ! »
Alors pourquoi on me demande de me réconcilier avec le peuple allemand ? D’autre part, voilà qu’un jour un préfet m’explique, puisque nous parlons de la mémoire, que les cérémonies commémoratives des grands événements qui ont marqué l’histoire de notre pays au cours des 50 ou 100 dernières années, ces cérémonies commémoratives ne sont plus suivies parce qu’il n’existe plus d’acteurs ni de témoins de l’époque pour faire de la représentation. J’ai dit « c’est curieux, je suis allé l’autre jour dans mon village natal -l’autre jour c’était le 14 juillet-, il y avait un grand rassemblement, on chantait la Marseillaise, on parlait de la République, de la Bastille. Et j’ai regardé autour de moi, je n’ai pas vu un seul survivant de la prise de la Bastille de 1789. Pourtant on continue à fêter la prise de la Bastille. Alors ne me racontez pas de conneries, Monsieur le préfet. Vous pouvez raconter ça au ministre ». C’est ça la mémoire. La mémoire il faut la faire vivre, il faut que ce soit vivant et c’est aussi le rôle des organisations de la Résistance. C’est leur responsabilité et lorsque l’on songe qu’il y a des mesures législatives ou bien des mesures administratives qui touchent à l’exercice de la mémoire, nous devons protester. Et là je dis ce n’est pas faire de la politique, c’est défendre simplement la politique de la Résistance, parce que la Résistance a une politique, elle a un passé et cette politique et ce passé doivent être défendus.

– Qui étaient les résistants ?

Quand vous dites que les résistants sont venus d’un peu partout, des profondeurs du pays, c’est qu’il y avait des résistants nationalistes, des résistants royalistes…

Bien sûr, mais c’était pas dominant, ça. Il y a eu des résistants individuellement royalistes, il y en a eu, mais on n’a pas connu de mouvements royalistes de la Résistance comme on a connu des mouvements chrétiens de la Résistance, des mouvements communistes de la Résistance, sous la forme des FTP ou ou sous la forme d’organisations chrétiennes, etc… Bien sûr, il y avait du point de vue idéologique, une réaction anti-allemande. On peut dire qu’au début vous avez deux sortes deux courants. Vous avez un courant nationaliste, anti-allemand et qui va mener à la Résistance et qui va rejoindre d’autres courants. L’autre courant est antifasciste. C’est le courant auquel j’appartenais, c’est-à-dire ceux qui étaient en Espagne ou qui avaient aidé l’Espagne ? Ce courant avait été la résistance avant la Résistance, parce que ça, ça a été la grande bataille politique de notre pays. C’est 1937, 1938. Il y a ces résistants qui viennent, disons en gros, de la gauche, du Front populaire. Et puis il y a des résistants qui ne sont pas de l’extrême droite, ils sont de la droite modérée, qui ne sont pas pour le Front populaire mais qui sont pour la Résistance parce qu’ils sont anti-allemands. Ils n’aiment pas les Allemands. Ça va être le cas de Frenay par exemple. Frenay était plus anti-allemand qu’autre chose. Il était anti-allemand. Il n’aimait pas les Allemands, mais il était pas le seul. Il y avait des résistants même chez les militaires qui étaient anti-allemands mais qui n’était pas anti-fascistes. Qui n’étaient pas anti- nazis.

– Selon vous quelle a été la place du peuple dans la Résistance ?

La Résistance n’était certainement pas la même dans le Finistère, dans le Lot et Garonne, ça dépend beaucoup des forces politiques qui existaient avant la guerre. Si on reprend, par exemple, une phrase de Mauriac. C’était un grand écrivain, membre du Conseil national du Front National, du vrai, pas celui de Le Pen, celui de la Résistance. Mauriac a écrit : « La seule classe sociale, en tant que classe, qui soit demeurée fidèle à la France profanée c’est la classe ouvrière ». Il est vrai que dans l’ensemble les résistants venus de la classe ouvrière, des usines, ont donné beaucoup… que la gauche, mais pas toute la gauche, ça dépend des moments… Pour résumer, les communistes ont donné beaucoup, mais il y en a eu d’autres aussi. Donc, socialement, la gauche est très présente et quand on va discuter du programme du CNR, on va le sentir, parce que les ouvriers veulent bien se battre, mais ils veulent aussi en compensation en retirer des avantages. Il faut qu’on change les règles de fonctionnement dans les usines, etc.. Donc, si on s’en tient à Mauriac, on peut dire que la classe ouvrière, en tant que telle, a joué un grand rôle. Mais on ne peut pas dire qu’elle soit la seule à avoir été résistante. Les résistants sont venus d’un peu partout, des profondeurs du pays.


(1) Roger Coquoin. Chimiste, chef de laboratoire de l’Académie de médecine, responsable du mouvement Ceux de la Libération depuis mars 1943, il participe à la première réunion du CNR, le 27 mai 1943. Il est tué par les Allemands en juin 1943. Il est Compagnon de la Libération.

(2) Jacques Lecompte-Boinet. Entré à Combat dès 1941, il participe à la fondation de Ceux de la Résistance. Il participe ensuite à la première réunion du CNR, le 27 mai 1943. Après un séjour à Londres puis à Alger où nommé à l’Assemblée consultative, il rentre en France en février 1944.

(3) Emmanuel d’Astier de la Vigerie. 1900-1969. Écrivain, journaliste, il est le fondateur du mouvement Libération Sud en juin 1941. En novembre 1943 il devient membre de l’Assemblée Consultative Provisoire et commissaire à l’intérieur du CFLN, Comité français de libération nationale. D’août à septembre 1944 il est un éphémère ministre de l’Intérieur car il démissionne en raison de ses divergences avec de Gaulle. Proche du parti communiste à la Libération, il préside le Mouvement de la paix, mais après les événements de Hongrie en 1956 il s’en éloigne et se rattache à un gaullisme de gauche. Il est Compagnon de la Libération.

(4) Jean-Pierre Lévy.. 1911-1998. Il fonde le mouvement Franc-tireur, plutôt marqué à gauche, en décembre 1941. Arrêté à deux reprises, la Résistance parvient le faire évader. Après la guerre il entame une carrière de haut fonctionnaire et crée la Fondation de la Résistance. Il est Compagnon de la Libération.

(5) La Cagoule. Organisation d’extrême droite issue de l’Action française dont le nom officiel est CSAR, comité secret d’action révolutionnaire, qui pratique de nombreux attentats et assassinats (dont celui des frères Roselli et de Max Dormoy), en vue de déstabiliser la République. Le général Giraud est proche des milieux de la Cagoule. Dans la nuit du 15 au 16 novembre 1937 la Cagoule tente un coup d’Etat qui échoue car, contrairement à ses espérances, l’armée ne la suit pas.

(6) Général Henri Giraud.1878-1949. Supérieur hiérarchique de de Gaulle, il entretient avec ce dernier des relations extrêmement mauvaises. À la fin des années 30, Giraud est proche de la Cagoule. Fait prisonnier par les Allemands, les Américains aident à le faire évader car ils veulent s’appuyer sur lui contre De Gaulle. Cependant, De Gaulle parvient assez dit à l’écarter.

(7) Rol, le colonel Rol,. Henri Rol-Tanguy. 1908- 2002. Résistant dès 1940, il devient chef des FFI de la région Île-de-France au printemps 1944 et c’est à ce titre qu’il organise militairement l’insurrection parisienne du 19 au 25 août 1944. Il est ensuite intégré comme colonel dans l’armée. Il est Compagnon de la Libération.

(8) 2ème DB. 2ème division blindée, commandée par le général Leclerc

(9) Première armée. Armée commandée par le général de Lattre de Tassigny dans laquelle ont été intégrés de nombreux résistants. On peut signaler en particulier le 151e régiment, le « 15-1 », placé sous le commandement du colonel Fabien, composé exclusivement de résistants.

(10) Dimitriov. 1882-1949. Il est secrétaire de l’Internationale communiste, Komintern, de 1934 à sa dissolution par Staline en 1943.