Conférence du colonel Rol-Tanguy

Enregistrée le 10 avril 1996 au lycée Hélène Boucher (Paris 20°)

La guerre d’Espagne. La Résistance. La libération de Paris

Colonel Rol-Tanguy :

Je vais donc vous parler des Brigades internationales et ensuite de
la Résistance avec son apogée, la libération de Paris. Mais toujours
est-il que pour bien comprendre ce qui s’est passé dans la guerre
d’Espagne surtout du côté de l’engagement de 35 00 volontaires
venus de 53 nations, il faut d’abord, je crois, très rapidement rappeler
qu’à l’époque, c’est-à-dire dans les années 20 et 30, un grand
danger planait sur l’Europe et sur le monde, c’était le fascisme. Et
en particulier Mussolini qui, dès les années 20 avait instauré le fascisme
en Italie et le définissait comme un exact opposé des idées
de la Révolution française, ce qui, pour les jeunes Français, tout de
même nourris, dès l’école communale, des grandes réalisations de
la Révolution française, ne peut que les mettre en garde. Et puis,
quand Hitler est parvenu au pouvoir, il avait déjà écrit Mein Kampf à
la suite d’un putsch avorté et, dans Mein Kampf, il disait que l’ennemi
à abattre c’était la France, et je vous fais grâce du reste….
Voilà déjà, je crois, deux exemples caractéristiques de la mise en
garde de la jeunesse française contre le fascisme.
Et surtout, en 1936, tant en Espagne qu’en France, c’est le triomphe
du Front populaire avec tout ce qu’il a apporté, et qui est encore à
défendre aujourd’hui ! Bref, Hitler et Mussolini ne sont pas restés
immobiles, et devant ces victoires des Fronts populaires antifascistes,
ils ont agi d’abord contre l’Espagne… Car le soulèvement
des généraux félons a été préparé de longue main, et en particulier
par une des parties les plus agressives du fascisme espagnol, les
Requetes qui avaient été en Italie pour suivre une formation militaire.
Et les armes elles, sont venues d’Italie, ainsi que le matériel.
Bref, le Front populaire espagnol s’est trouvé le premier agressé, et
à ce moment-là le Front populaire français s’est trouvé devant un
problème, c’était de répondre aux engagements pris vis-à-vis de la
République espagnole, de l’aider. Mais cela n’a pu être fait, parce
que les pressions, venant surtout de l’Angleterre, ont abouti à ce
que, sans doute, vous connaissez, la non-intervention . Alors que
Hitler et Mussolini envoyaient des troupes, des avions, des canons,
des chars, la République espagnole ne recevait pas les armes
qu’elle avait commandées, et gagées d’ailleurs, par des dépôts d’or
en France.
Et c’est alors que, du monde entier, a surgi cette aide à l’Espagne,
et tout d’abord, pour bien situer qu’il s’agissait d’un mouvement profond
et populaire, les première centuries qui ont rejoint les forces
républicaines c’étaient les sportifs qui à Barcelone, en juillet 36,
avaient organisé les Spartakiades, qui étaient le pendant, en
quelque sorte, des jeux olympiques organisés à Berlin en 1936. Et
là, les sportifs français, polonais, italiens, spontanément ont organisé
trois centuries: la centurie Commune de Paris, la centurie Gabriele
Strozzi et la centurie Dombrowski. C’est-à-dire que spontanément
–j’essayais tout à l’heure de montrer la force de l’antifascisme–,
spontanément, ces hommes qui étaient des antifascistes
sont venus au secours de la République.
Et c’est ensuite qu’ont été organisées en profondeur les Brigades
internationales. Et de ces brigades, les deux premières ont été engagées
à Madrid, et il s’est passé là un fait extraordinaire. Toute la
presse internationale en ce mois de novembre 1936 avait
dit : « Franco va entrer dans Madrid ». Le monde entier s’attendait à
la chute de Madrid. En ces jours de novembre, les madrilènes
avaient barricadé leurs portes, leurs fenêtres, et quand ils ont entendu
une troupe marcher au pas dans les rues, dans les avenues
de Madrid, ils ont cru que c’étaient les fascistes. Et c’est à ce moment-
là que ces quelques milliers d’hommes ont chanté en français,
en allemand et en italien l’Internationale ! C’est là que les portes et
les fenêtres se sont ouvertes, les madrilènes se sont précipités
dans la rue, c’était vraiment extraordinaire parce que la solidarité internationale
qui s’était déjà manifestée par l’envoi de vivres, de médicaments
et de nombreux produits, là, se concrétisait par la présence
d’unités militaires formées par des hommes venus du monde
entier. Et c’est à ce moment-là , que vraiment la résistance de Madrid,
qui déjà grâce à l’arrivée d’avions de chasse soviétiques au
mois d’octobre, avait repoussé les premiers assauts des troupes
franquistes s’est affirmée. Et Malraux dira plus tard, « la puissance
mystérieuse d’une ville qu’on ne prend pas et qui ne se rend pas ».
Et c’est à ce moment-là qu’à commencé l’épopée des Brigades.
Avec la bataille de Madrid, la cité universitaire, la grande bataille de
Guadarrama où Franco avait pensé pouvoir couper les relations
entre Valence et le gouvernement républicain dans la capitale, la
bataille de Guadalajaja, où Mussolini avait pris la direction, par généraux
interposés, des opérations, avait engagé quatre divisions,
50 000 hommes, des chars… c’est là que la première défaite, grave
défaite, du fascisme international a été réalisée par l’armée républicaine
et par les Brigades internationales. Et dans le monde entier
cela a eu des répercussions, cette victoire sur les forces organisées,
bien armées, bien encadrées.
Se déroulent ensuite toute une série de batailles et les Brigades internationales
ont participé à toutes les batailles. Je me souviens de
la bataille de l’Ebre où nous avons franchi le fleuve, malgré les
forces franquistes, où nous avons conquis en cinq jours un grand
territoire au-delà de l’Ebre, et il a fallu 100 jours, 100 jours, aux
forces de Franco, pour… Il y avait auprès du gouvernement républicain
un colonel français, le colonel Morel, qui par la suite d’ailleurs
est devenu un résistant, qui est venu à Paris où il a déclaré au
gouvernement français : « si vous envoyez 300 avions, les républicains
peuvent rétablir la situation ». Et le gouvernement français
une fois de plus, une fois de plus, a refusé d’aider la République
espagnole. Et c’est ensuite, comme vous le savez, que les forces
franquistes qui avaient déjà atteint la Méditerranée, qui avaient déjà
coupé la République espagnole en deux, ont mené la grande bataille
de Catalogne, qu’il y a eu la Retirada… Quelque 300 000
Espagnols arrivés en France, croyant être reçus comme des amis,
des frères, ont été parqués dans des camps de concentration : Argelès,
le Vernet, etc., dans les conditions les plus atroces, femmes
et enfants compris. Vraiment là, la République française a manqué
à son devoir, et pourtant, plus tard, ces républicains espagnols battus
reconstitueront des unités et participeront à la Résistance et à la
libération de la France, payant de gratitude l’ingratitude du gouvernement
français de l’époque.
Et c’est ainsi que le rôle des Brigades internationales en Espagne a
pris une couleur d’épopée et je me souviens, moi, de quelques visites
sur la terre d’Espagne… et vous savez qui nous recevait avec
le plus de chaleur ? La jeunesse espagnole. Je me souviens, un
jour, d’ une arrivée à Saragosse. Nous étions une délégation de touristes
français, anciens des Brigades, nous n’avions pas annoncé
notre venue, et une demi-heure après notre arrivée à l’hôtel, les organisations
de jeunesse, ayant appris notre présence, sont venues…
et en une demi-heure ont organisé une fiesta avec musique
et tout. Et aujourd’hui, maintenant, les Cortés, sous la signature du
roi Juan Carlos, viennent de décider de donner aux anciens Brigadistes
la nationalité espagnole. Vous voyez que l’esprit des Brigades
reste profondément ancré dans l’histoire d’Espagne et est
concrétisé maintenant par la reconnaissance officielle de cette citoyenneté.
Bien sûr que si un jour vous suivez l’évolution de cette
décision, vous verrez que ce n’est pas si facile parce que la législation
espagnole ne vous donne la nationalité qu’à condition de renoncer
à votre propre nationalité. Alors, naturellement, cela pose
quelques problèmes. Autant c’est valable pour les apatrides, ce que
sont certains de nos camarades des Brigades, autant pour les
autres cela pose problème. Alors le gouvernement espagnol a pensé
à donner un titre honorifique. Vous voyez donc que l’épopée des
Brigades reste de vivante, ancrée dans l’histoire d’Espagne, avec
toute la reconnaissance que nous avons gagnée par le sacrifice de
quelque 3000 Français. Il y eut environ 15 000 Brigadistes tués en
Espagne, dont 3000 Français qui reposent en terre espagnole. Un
chiffre à souligner : sur les 8000 Français qui sont partis là-bas, en
Espagne, 3000 sont tombés avant de revenir en France ! Voilà, je
crois, une évocation rapide et quelques chiffres. Il faut voir combien
cette espérance antifasciste cette lutte pour la liberté, et aussi bien
d’ailleurs à l’étranger qu’en France a animé la jeunesse de mon
temps.
Et, pour conclure sur cette première partie, je me souviens que
nous étions, mon épouse et moi-même, en vacances en Espagne,
dans la province de Malaga, dans un établissement d’un propriétaire
espagnol, qui m’a demandé de mettre quelques mots sur le
livre d’or. Alors j’ai eu la pensée suivante, qui était peut-être en
avance sur ce que je viens de dire, écrivant que tout homme peut
avoir dans la vie deux patries, la sienne et celle que la vie lui a révélée,
et j’ai ajouté : « pour moi c’est l’Espagne ». C’est en combattant
pour elle que j’ai appris à mieux défendre la mienne dans la
Résistance et la Libération, et j’y ai acquis un sentiment de solidarité
et de fidélité. C’était donc 17 ans avant la décision des Cortès.
Voilà déjà un éclairage qui situe dans l’Histoire le rôle des Brigades
internationales. Bien sûr qu’il faudrait plus d’une séance non pas
pour épuiser le sujet mais pour en épouser vraiment tous ses aspects
! En tout cas, dans l’Histoire, les Brigades internationales ont
leur place ! Et particulièrement en Espagne !
Venons-en maintenant à la Résistance, en particulier à la résistance
parisienne. La résistance parisienne a commencé très tôt, et
souvent, quand on parle de résistance, on croit comprendre qu’elle
s’est organisée comme ça, de bric et de broc, d’untel à untel… non,
dès le départ, dès le mois de juillet 1940, nous avons structuré la
Résistance. Et avec qui ? Avec les structures syndicales en particulier.
Ces structures qui avaient droit de cité dans les entreprises,
avec leurs militants connus, avec tout ce dévouement qu’il y a dans
la classe ouvrière ! Et c’est ainsi que nous avons commencé à
structurer la Résistance, par des comités de revendication. Car,
imaginez la France vaincue, écrasée, payant quatre ou cinq milliards
par jour d’indemnités de guerre, pillée par l’occupant ! Dans
quel état d’esprit étaient les Français, et en particulier les Parisiennes
et les Parisiens ! C’est en défendant les premières revendications
pour vivre, pour survivre, que nous avons organisé la Résistance.
Et pas seulement dans la classe ouvrière. On vous a
peut-être parlé de l’histoire du Musée de l’Homme où les grands intellectuels
du temps avaient commencé à organiser, eux aussi, dès
septembre-novembre 40 la Résistance. Mais, malheureusement, ils
n’avaient pas ce que nous avions déjà appris en Espagne et dans le
mouvement ouvrier : cette nécessité de s’organiser contre la répression
policière, contre la délation, contre les traîtres, et malheureusement
le groupe du Musée de l’Homme est tombé très tôt. Et
nous avons perdu là des hommes de valeur.
Alors la Résistance a commencé comme ça.
Et ensuite nous avons commencé à prendre la parole à la porte des
usines, dans les marchés, dans les queues, parce que, à l’époque,
certainement vous le savez, il fallait attendre 1heure, 2h, 3h, pour le
ravitaillement. Alors on allait porter la parole de la Résistance, oh
pas longtemps, une minute, deux minutes, là où il y avait des Parisiens
et des Parisiennes. Il a fallu tout de suite penser à protéger
ces camarades, car les policiers commençaient à les arrêter. Alors
nous avons organisé l’Organisation Spéciale avec les anciens des
Brigades internationales, des hommes habitués à se battre et
connaissant les armes, et nous avons protégé les orateurs. Ce qui
fait que les policiers ne venaient plus les embêter! C’était pour manifester
que la Résistance existait, avait des mots d’ordre. C’est
ainsi que nous avons en quelque sorte relevé le moral de la population
parisienne en particulier– puisque nous ne parlons ici que de
Paris–, et que la Résistance a commencé à recevoir une aide de la
part de la population. Car si nous n’avions pas eu cette aide, qui
s’est organisée, qui s’est ramifiée, n’oublions pas que nous n’aurions
jamais pu construire la Résistance, et surtout la Résistance
armée.
Trop souvent on entend les gens ne prôner que ceux qui se battaient
les armes à la main… mais prenez l’exemple d’une armée qui
n’a pas d’intendance, pas de moyens de transports, les hommes ne
peuvent pas se battre au front… La Résistance est exactement la
même chose.
Et moi-même, la Résistance terminée, j’ai pris une feuille de papier
et j’ai aligné une vingtaine de noms d’amis d’autrefois, en particulier
de sportifs — d’autant plus que pendant quelques années j’ai fait
du sport de compétition, du vélo–. Eh bien, j’avais des camarades
qui n’avaient jamais été syndiqués, ni politiquement engagés, mais
qui m’ouvraient leur porte. Et c’était le cas de beaucoup de résistants,
ce qui fait que l’ on avait comme un réseau personnel de
planques, d’amis sûrs, et c’est ce qui nous a permis de tenir.
Voilà donc la Résistance qui s’organise, qui se manifeste par la parole,
par les tracts, par les journaux et aussi, ne l’oublions pas, par
la radio anglaise. L’exemple du peuple anglais qui se battait et qui
tenait ! Car ne l’oublions pas, avec la bataille d’Angleterre, à la fin
de l’été 1940, nous avions aussi l’exemple du peuple anglais qui se
battait, malgré les rodomontades et les bombardements. On ne
dira jamais assez ce que l’Angleterre nous a apporté dans ces moments
difficiles.
En 1941, il s’est produit deux événements. Premièrement la déclaration
de guerre des États-Unis qui entraient dans la lutte et qui,
déjà d’ailleurs, aidaient en particulier l’Angleterre. Le général de
Gaulle avait dit en juin 1940 : « les forces mondiales n’ont pas encore
donné »… C’était une vue vraiment étonnante de l’avenir, de
confiance dans l’avenir. Et il ajoutait « un jour l’armée française reconstituée,
au loin, à l’aide de nos Alliés, rendra la liberté et la grandeur
à la patrie ». Pour le général de Gaulle, qui n’était pas encore
l’homme politique qu’il est devenu, pour lui, la Résistance c’était
l’armée. Surtout qu’il pouvait s’appuyer sur nos camarades des
Forces françaises libres, qui d’ailleurs n’ont jamais dépassé les
15 000 hommes, mais qui ont fait la preuve de la présence de la
France durant les combats d’Afrique et d’Italie. Par conséquent, de
Gaulle était parti sur cette donnée : libération de la France par l’armée.
Et même, en 1944, il avait fait établir un plan qui s’appelle le
plan Caïman, c’est un nom de code, dans lequel il prévoyait d’avoir
un corps d’armée en Angleterre, un corps d’armée parachuté en
Auvergne et encadrant la Résistance, et la Première armée française
débarquant en Provence. La libération par l’armée.
Mais il a compris très vite. Et c’est là alors, je le rappelle, le
deuxième fait important de cette fin 1941 (avec la déclaration de
guerre entre les États-Unis les puissances fascistes) : l’envoi de
Jean Moulin en France avec un ordre de mission pour rassembler la
Résistance, unifier la Résistance. Ce sont les deux faits majeurs
qui, en quelque sorte, marquent l’année 41, la création des forces
FFL par le général de Gaulle à l’extérieur, et l’organisation de la Résistance
intérieure. C’était la reconnaissance par le général de
Gaulle, justement, de ce que la Résistance sur le sol national avait
déjà réalisé.
Et c’est alors que nous avons organisé la Résistance armée dans
les différents mouvements de résistance. Vous voyez, déjà la Résistance
française prend sa place, y compris dans un cadre militaire,
pour la Libération. Mais, comme je ne peux pas développer
tout ce qui s’est passé en 1942 et 1943, nous arrivons à l’année
1944. Et, déjà, à la fin de 43, nous avions pris de bonnes
décisions : c’était d’organiser les Forces Françaises de l’Intéreieur,
c’est-à-dire faire une organisation militaire structurée mais qui rassemblait
tous les éléments divers des différents mouvements.
Et c’est alors que, au début du mois de juin 1944, après beaucoup
de tâtonnements, beaucoup d’arrestations, alors que nous n’avions
pas encore réussi pour la région parisienne a établir un véritable
commandement et un véritable état-major, c’est alors que comme
dans l’organisation des FFI de la région parisienne je me trouvais,
du fait des arrestations, le plus ancien, celui aussi qui avait commencé
très tôt la Résistance, d’un commun accord avec tous les
mouvements et avec le CNR, et en particulier le COMAC qui était le
comité d’action militaire, j’ai été désigné comme chef régional des
FFI de l’Île-de-France. C’étaient les quatre départements : la Seineet-
Oise, l’Oise, la Seine-et-Marne et la Seine. Et cela grâce à mon
expérience de la guerre d’Espagne, de l’organisation de la Résistance
(d’avoir vu s’organiser progressivement tous les organismes
nécessaires à une résistance de qualité).
Je dois dire que nous avions un élément étonnant, que n’avaient
pas toutes les armées, c’est notre service de renseignements, le
Deuxième Bureau. Nous étions au courant de tout ce que faisaient
les Allemands, leurs mouvements de troupes, leurs installations,
leur armement, nous avions des intelligences jusqu’à l’état-major.
Au ministère de la marine, des résistants allemands, des antifascistes
allemands, nous passaient des renseignements ! très tôt
nous avons su que Paris ne serait pas défendu coûte que coûte…
Et tout cela, c’était des éléments qui nous permettaient justement
d’établir nos plans en fonction d’une situation connue et d’une situation
où nous connaissions l’ennemi avec ses forces, ses moyens,
ses mouvements. Vous savez, quand un commandement est assuré
d’une connaissance point par point, et du moral de l’adversaire,
par exemple on savait que les Allemands se disaient : « c’est pire
qu’à Stalingrad », car ils n’avaient pratiquement pas d’avions ! pas
d’avions allemands dans les départements du secteur), cela c’était
des éléments qui nous permettaient d’établir nos plans en fonction
d’une connaissance exacte de la lutte à mener.
Mais il y avait, pour nous résistants, une autre donnée capitale, majeure
: quelle serait l’attitude de la population parisienne le jour où
nous déclencherions l’insurrection ? C’est à ce moment-là que nous
avons vu, sur le terrain, dans la situation, le 14 juillet 1944… quand
100 000 Parisiennes et Parisiens ont manifesté dans Paris et dans
la grande banlieue ! Et pour la première fois, non seulement les Allemands
ne sont pas intervenus, mais non plus la police
parisienne ! Car la police parisienne était, elle aussi, travaillée durement
par la Résistance. Il y avait trois organisations : « Honneur
de la police », « Police et patrie » et « Front national de la police ».
Nous avions quelques centaines de policiers courageux qui commençaient
à travailler la police pour qu’elle cesse de servir l’occupant.
Et le 14 juillet nous en avons fait la démonstration. Cela veut
dire que pour nous, nous étions sûrs que le jour où nous donnerions,
en connaissance de la situation, l’ordre d’insurrection, la population
parisienne répondrait. Je dois dire peut-être, avec quelque
satisfaction, et ceci figure dans un livre paru à la librairie Hachette
et qui s’appelle « Libération de Paris, les 100 documents » que j’ai
fait avec un professeur historien, Roger Bourderon, le 7 août 1944,
c’est-à-dire avant la grande bataille de Mortain, bataille où l’armée
blindée allemande en France est mise totalement hors de combat,
eh bien, avant cette bataille, j’avais donné un ordre dans lequel on
peut lire « l’offensive alliée se développe en Bretagne et déjà ses
pointes se dirigent en direction du Bassin parisien. La caractéristique
principale de la situation est que l’armée allemande est incapable
de résister à l’offensive des Alliés ». Et j’avais dit « nous
sommes à la veille de l’insurrection ». Ensuite, il y a toute une série
de décisions. Cette décision d’insurrection n’a pas été prise comme
quelqu’un qui mouille son doigt, mais c’est en fonction des rapports
de force et surtout de l’état d’esprit de la population parisienne. Et
les Parisiens savaient ce qui s’était passé dans leur Histoire. La
Grande révolution où les sections armées, justement, ont attaqué la
Bastille et ensuite les révolutions de 1830, 1848, 1871, les barricades…
Les barricades étaient dans l’imaginaire Parisien ! Alors on
a constaté que des barricades étaient apparues avant même que
je donne l’ordre officiel. Vous voyez donc qu’il y avait une attente
dans la population parisienne des ordres de combat. Alors, deux
jours après ce 7 août dont je vous ai parlé, eh bien avec l’aide des
organisations comme la CGT, le Comité Parisien de Libération, le
CNR, le grand mouvement de grève, le refus de travailler pour l’occupant
s’est manifesté par la grève des cheminots… alors que les
Allemands étaient en plein mouvement.!Le métro s’arrête et, dans
les usines, on organise des milices ouvrières. Donc c’est une situation
qui va progressivement créer les conditions réelles de l’insurrection.
Et le 19 août, la région parisienne paralysée par la grève générale,
les actions de guérilla se multipliant, à six heures du matin, j’ai réveillé
mon épouse et j’ai dicté l’ordre du 19 août, où à côté de différentes
décisions, il y en avait une surtout : « se pénétrer du principe
que le succès est fonction du nombre ». J’avais pris ça
d’ailleurs dans un écrit du maréchal Foch qui avait commandé les
armées alliées en 1918. « Le succès est fonction du nombre, c’est
pourquoi un recrutement intensif doit être pratiqué
immédiatement ». Et cela a été collé sur les murs de Paris.
Quelques heures après cette décision du 19 août, j’ai rencontré M.
Parodi, qui était le ministre du général de Gaulle à Paris, à qui j’ai
demandé de mettre sous mon commandement, non seulement la
Résistance, c’ était déjà fait puisque j’étais chef régional, mais en
plus la gendarmerie, la police, la garde républicaine, les pompiers
c’est-à-dire 25 000 hommes armés qui ont rejoint la Résistance et
sous le commandement des Forces Françaises de l’Intéreieur.
Nous avions donc une situation qui, sur le plan militaire, était favorable
à l’insurrection. En outre toute l’armée blindée allemande en
France avait été mise hors de combat dans la bataille de Mortain,
qui s’est terminée le 12 août, et Hitler avait déjà commencé à donner
des ordres de repli aux forces allemandes en France. Il était
contraint à cette décision, car il n’avait plus d’aviation et il n’avait
plus de carburant. Donc la situation stratégique était favorable à
l’insurrection. Et c’est si vrai que le général allemand qui commandait
à Paris avait demandé des renforts au maréchal Model qui
commandait tout le front de l’Ouest et celui-ci lui avait répondu :
« débrouillez-vous, je n’ai pas de troupes à vous donner ». Qu’estce
qu’il avait ? Il avait 20 000 hommes et ce n’étaient pas des
troupes de choc, sauf un groupement qu’on a appelé le groupement
Pollock. Nos camarades de la 2 ° DB quand, à notre appel, ils sont
accourus sur Paris, ont dû se battre durement toute la journée du
24 août contre les dernières résistances allemandes. Mais dans la
nuit du 24 au 25, ces forces se sont repliées parce que le commandement
Allemand en avait besoin pour assurer sa retraite au
moindre prix.
J’espère avoir été assez convaincant pour montrer que cette décision
d’insurrection a été prise dans les conditions les plus favorables,
tant sur le plan stratégique, que sur le plan moral , que sur le
plan de l’état d’esprit de la population. Et dans des conditions militaires
telles que, si nous les avions dédaignées, nous n’aurions pas
été à la hauteur des responsabilités et de la confiance qu’on l’avait
mises dans le commandement, dans les Forces Françaises de l’Intéreieur
et de ces milliers de Parisiennes et de Parisiens qui, spontanément,
nous ont rejoints. Il y en avait certainement qui n’avaient
rien fait pendant quatre ans et qui se sont fait tuer ce jour-là.
Et c’est ce soulèvement qui a littéralement terrorisé le commandement
allemand, le général Von Choltiz. Et il s’est produit une chose
extraordinaire ! Le 23 août, la radio de Londres, que j’évoquais tout
à l’heure, le 23 août à midi, Londres a annoncé : « Paris se libère »
et, dans le monde entier, c’était quelque chose d’extraordinaire. Paris
se libère ! Paris redevient la capitale de la France, et c’était vrai,
parce que nous avions enfermé l’ennemi dans quelques points
d’appuis, que nous avons ensuite réduits avec l’aide de la2° DB.
Cette 2°DB était venue à Paris sur l’ordre du général Eisenhower,
avec la demande instante du général de Gaulle. Mais la décision a
été prise à Paris et c’est si vrai que le général Leclerc, quand il a
proposé mon chef d’état-major —que j’avais envoyé le chercher, et
qui parlait parfaitement l’anglais ce qui lui a permis de bien faire
comprendre la situation à l’état-major d’Eisenhower—, le Général
Leclerc a écrit sur la proposition de Légion d’Honneur de cet officier,
le commandant Gallois qui vient de mourir il y a quelques jours,
« l’arrivée du commandant Gallois au commandement du général
Eisenhower a influé d’une manière importante sur la décision de diriger
la 2°DB sur Paris ».
Et s’il faut un autre témoignage, il est de Chaban-Delmas. Quand
il a appris la décision du général Eisenhower d’envoyer la 2° DB
sur Paris, Chaban-Delmas a dit : « la décision a été prise non pas
pour une insurrection qui allait se déclencher mais pour une insurrection
qui avait lieu et qui avait contraint l’Allemand à la
défensive ». Et d’ailleurs la BBC est venue à notre secours parce
que, à deux reprises, le 16 août et le 19 août, elle a dit au Général
Von Choltitz : « général, vous êtes sur la liste des criminels de
guerre ». Mettez-vous à la place d’un général allemand à qui la BBC
dit : « vous êtes sur la liste des criminels de guerre » ! Alors voyezvous,
un général qui, non seulement, a des forces insuffisantes,
mais qui, en plus, se trouve accusé d’être un criminel de guerre !
On avait frappé à la tête du commandement allemand et cela se
manifestait par les hésitations, c’est précisé par ce film qui a été pris
par le Comité de libération du cinéma pendant l’insurrection de Paris.
Nos camarades se promenaient avec des caméras et prenaient
des vues où l’on voit les chars allemands circuler en hésitant, on
sent les hésitations des équipages qui s’attendent à recevoir la
bouteille incendiaire à être attaqués. Par conséquent vous voyez
que sur le plan moral, sur le plan concret du rapport de forces, sur
le plan de la situation de l’ennemi, la décision de l’insurrection était
une décision juste, et s’il ne l’avions pas prise, alors nous n’aurions
pas été à la hauteur de la situation.
Et je crois ici, voyez-vous, que j’ai peu parlé du général de Gaulle,
je dois vous dire que le général de Gaulle avait bien compris, dès
1942, la nécessité de l’insurrection. Il suivait mois par mois justement
cette organisation des Forces Françaises de l’Intérieur que
nous réalisions. Et, chose curieuse, je ne retrouve jamais, dans les
propos des historiens, ou à la télévision, sauf quand on me donne la
parole, le discours du général de Gaulle du 25 août 1964. Je recommande
à vos professeurs qui le veulent bien, de se procurer le
numéro du Monde du 25 août 1964 où il y a in extenso le discours
du général de Gaulle. Jusqu’ici j’ai parlé sans notes, mais je ne
veux justement pas trahir la pensée du général de Gaulle… Alors
vous verrez quel hommage il rend à la Résistance : « ce fut naguère,
dit-il, le service, et ce sera pour toujours l’honneur de la Résistance
d’avoir voulu faire d’un peuple, d’un pays prostré, humilié
et opprimé, un peuple belligérant, fier et libre » et il rappelle l’action
de nos Alliés pour la victoire, mais « leur triomphe nous eut laissés
humiliés et à coup sûr déconsidérés, en proie à tous les démons de
l’amertume et de la honte si nous n’avions pas pris notre part directement,
et à tous risques » et c’est là qu’il rappelle la libération de
Paris, « a tous risques » ! C’est vrai que quand nous avons pris la
décision de l’insurrection il y avait une part de risque. Dans toute
décision il y a toujours une part de risque. Mais cette part de risque
diminue si l’action est menée avec force et répondant à toutes les
nécessités.
Et c’est ainsi qu’il a pu dire que, pour Paris, il fallait d’abord que Paris
lui-même combattit pour briser ses chaînes au lieu d’être un enjeu
passif entre les Alliés et l’ennemi. Je ne vous ai pas parlé de la
trêve parce que cela aurait rallongé un peu mon propos, mais il est
vrai que pendant la bataille de Paris il y a eu une tentative de trêve.
Et cette trêve, vous voyez, a été condamnée par le général de
Gaulle. C’est ainsi donc que Paris s’est libéré et que le général de
Gaulle, à l’occasion de ce discours, a rendu hommage non seulement
à la Résistance, mais aux décisions d’insurrection et de rejet
de cette tentative de trêve, qui a brisé un peu, quelques heures,
l’élan de libération de la capitale. En tout cas, pour ma part, je termine
en rendant un hommage à ces hommes et ces femmes qui en
ces journées d’août on remis la France à sa place, Paris redevenant
capitale, accueillant le gouvernement du général de Gaulle, permettant
donc à la France de prendre une place entière aux côtés des
Alliés et ensuite, comme vous le savez, à la victoire de 1945. Eh
bien cette armée française a retrouvé dans ses rangs 137 000
combattants des Forces Françaises de l’Intérieur, et sans ces combattants
il n’y aurait pas eu d’armée française et de présence française
à Berlin. Vous voyez donc que la Résistance non seulement a
agi pour libérer le pays mais également pour participer à la victoire
de 1945.

Questions :
Et si la 2° DB de Leclerc n’était pas intervenue ?
Nous avons tout fait pour qu’elle intervienne. Si elle n’ était pas intervenue,
ça aurait été les Américains. Les Américains étaient depuis
48 h en Seine et Oise. Et le général Eisenhower, en vertu
d’une promesse faite au général de Gaulle, avait dit: « la 2°DB sera
la première à entrer dans Paris ». S’il n’avait pas tenu ses promesses,
les généraux américain voulaient rentrer dans Paris, ils seraient
peut-être entrés dans Paris avant la 2° DB. Il y avait déjà des
officiers du Deuxième Bureau américain depuis le 22 août à Paris.

Question :
Le Deuxième Bureau est-il une création de la Résistance ou est-ce
qu’il utilisait des structures déjà existantes?
La Résistance avait aussi pour tâche de surveiller l’armée allemande,
de voir quelle était sa force, de voir son moral etc. etc. Mais
en plus, il y avait des spécialistes du Deuxième Bureau, il y avait
tous ses réseaux, ce qui fait que dans l’état-major des Forces Françaises
de l’Intérieur il n’y avait toute une ramification qui utilisait
avec des réseaux gaullistes et des réseaux anglais, le War office.
Et naturellement toute cette surveillance que la population parisienne,
pour ne parler que de Paris, exerçait sur l’armée allemande.
Alors ça la démoralisait parce que on a vu pendant l’insurrection
des soldats allemands demander des vêtements civils pour
déserter. Il y avait donc, d’une part, la pression de la population, la
pression de la Résistance, et toute une structure d’hommes de métier,
que j’avais dans mon état major qui collationnait tous les renseignements
qui arrivaient. Par exemple nous avions deux organismes:
le super-NAP, c’était-le noyautage l’administration publique,
jusqu’aux ministères, avec des résistants, et ensuite, dans toutes
les administrations préfectorales, nous avions aussi des agents. Ce
qui fait que l’armée allemande était sous surveillance complète et
totale et tous ses mouvements étaient épiés, analysés. Ce qui veut
dire, en un mot, que nous avions toujours devant nos yeux l’état
moral et matériel de l’armée allemande. Et c’est ce qui nous a permis
de voir, justement, très vite que la retraite, la retraite allemande,
était commencée et qu’ils n’avaient pas les forces de s’opposer
à l’armée alliée. D’ailleurs, là, j’anticipe un peu, et si les Américains
avaient été plus hardis, il est certain que l’on aurait peut-être
fini la guerre plutôt. En tout cas ça c’est un autre problème. En tout
cas pour le Deuxième Bureau nous avions des spécialistes et nous
avions tous ces réseaux qui épiaient en permanence l’armée allemande.
Et tout cela me parvenait, à moi, sous forme de synthèses.
Dans le livre que j’ai publié « la libération de Paris, Les 100 documents
», il y a une analyse des documents du Deuxième Bureau
essentiels sur lesquels on basait notre décision. Donc on ne prenait
pas nos décisions militaires en mouillant son doigt mais en fonction
de situations concrètes connues de nous.

Question :
Que pouvez-nous nous dire du rôle des mouvements de jeunes?

J’ai voulu centrer sur la libération de Paris parce que c’est un événement
capital, mais il est certain que la jeunesse française comme
c’est le cas du colonel Fabien qui avait 26 ans, la jeunesse française,
avec les anciens des Brigades, c’est avec eux qu’on formé
les premiers groupes de combats. La jeunesse toujours méprise le
danger.

Question :
Quel était le rôle des organisations juives dans la Résistance, dans
la libération de Paris et quel a été votre rôle après la libération de
Paris?

Les organisations juives dans la Résistance ont participé beaucoup
à la lutte. D’ailleurs, déjà dans les Brigades internationales il y avait
une compagnie juive qui s’est battue sur tous les fronts. En France
et à Paris il y avait une organisation juive dans la MOI, dans laquelle
les meilleurs, en tout cas les plus actifs, étaient entrés.
Mon rôle après la Libération, eh bien nous avons mis sur pied une
division, la dixième DI qui, dès le mois de décembre, a été engagée
en partie dans les Vosges. Et ensuite j’ai retrouvé cette division en
Allemagne, commandée par le général Billotte, et c’est à ce moment-
là qu’il m’a confié, écoutez bien, le commandement militaire
de la ville de Coblence. J’ai été commandant militaire de la ville de
Coblence !
Cela vous rappelle peut-être des souvenirs de la Révolution française…
J’ai eu le commandement d’un régiment. J’ai commandé le 27° régiment
traditionnel de Dijon. Je suis resté dans l’armée, puis un jour
le général Delattre m’a dit « qu’est-ce que vous voulez ? Le commandement
d’une école ou un régiment « »? J’ai dit « Un régiment
mon général ». Et 15 jours après j’avais ma lettre de commandement.
Le général Delattre avait compris qu’il fallait distinguer ceux
qui s’étaient battus dans la Résistance et qui avaient joué un rôle
militaire que je rappelais tout à l’heure avec mes camarades d’étatmajor.
Et je tiens dire la reconnaissance que j’ai pour les hommes
que j’avais à mes côtés et en particulier pour le commandant Gallois
que j’avais envoyé chercher la 2°DB, le lieutenant-colonel Avia, polytechnicien,
artilleur, un homme de qualité. j’avais comme adjoint
également le colonel Villate qui avait appartenu à l’état-major du
maréchal Foch, historien. Vous voyez que ce n’ était pas un étatmajor
de bric et de broc, on avait des professionnels.
Mon chef du Deuxième Bureau était parfaitement qualifié pour réaliser
toutes ces synthèses à partir ce que l’on collectait à travers tous
les services de renseignements. Bref, c’était un état-major qui était
de la valeur normale d’une organisation militaire. J’ai oublié de le
dire, mais il y avait à Paris des généraux. Par exemple général
Bloch-Dassault, général quatre-étoiles, général de corps d’armée. Il
y avait le général Aris, général de division, qui commandait des
forces militaires régulières au niveau gouvernemental pour Paris, et
Chaban me l’a envoyé le 22 août pour qu’il se mette à mes ordres.
Pour que des généraux se mettent à mes ordres, en particulier le
général Dassault… Il y avait ce fameux PC, le PC de Denfert-Rochereau,–
je ne sais pas si un jour on pourra le visiter– eh bien il y
avait là un poste de commandement avec des communications téléphoniques
dignes d’un état major de campagne, eh bien le général
m’a dit « écoutez Rol, je ne commande rien, ce PC, je vous le
donne ». Donc, vous voyez que par rapport à des hommes qui sur
le plan de la hiérarchie militaire étaient des chefs, ces chefs avaient
reconnu mon commandement.
Ils ont apporté, je dirais, leur soutien à la fois matériel et hiérarchique
et moral à l’exercice de mon commandement. Et ça c’était le
résultat, je crois, de quatre années de résistance j’avais quatre années
de résistance derrière moi, j’avais les Brigades internationales.
J’ avais donc un passé qui était garant, à la fois, de ma qualité et
aussi de mon loyalisme. M. Parodi qui représentait le gouvernement
français à Paris a pu écrire dans le Figaro, en octobre 49, (parce
qu’on disait oui, Rol, Rol est communiste, etc. !) lui a répondu à
cela : « rien, dans l’attitude et dans la façon dont le colonel Rol a
conduit les combats de libération, ne permet de dire qu’il n’avait pas
d’autre objectif que celui de libérer la capitale ». Ceci venait du ministre
du général de Gaulle. Et Le général de Gaulle m’a envoyé
ses mémoires et m’a fait cette dédicace : « Au colonel Rol-Tanguy,
en souvenir de notre combat. Son compagnon, de Gaulle ». Je
m’excuse d’ avoir cité tout cela, mais c’était pour dire que j’étais
vraiment admis et reconnu comme chef régional… et tout de même
issu de la première résistance, de la toute première résistance.

Question:
Est-ce que les Allemands infiltraient la Résistance ?

Oui, il y avait toujours des traitres. D’ailleurs on en a jugé quelquesuns.
On ne pouvait s’en garantir qu’en respectant strictement les
règles de sécurité. Par exemple, tenez, je vous donne un cas : s’il
m’arrivait de rencontrer un camarade dans la rue, que j’avais connu
avant, mais qui était dans une autre structure de résistance que
la mienne, je ne lui parlais pas. Quand je prenais le métro, j’avais
vite fait, en jetant un coup d’oeil circulaire dans le wagon, de repérer
un flic. On avait un sens supplémentaire, qu’on avait acquis à
force d’action clandestine, on sentait en quelque sorte, on sentait le
traître. Il est certain que les Allemands, la Gestapo, avaient réussi à
infiltrer dans la Résistance un certain nombre de traîtres. Je dois
dire combien je rends hommage aux officiers français venus de
Londres et qui à un moment donné d’ailleurs ont voulu prendre le
commandement, mais ça c’est une autre histoire. Mais ils n’avaient
pas notre métier à nous ! Et combien d’officiers ont payé de la déportation,
ou avalé la pilule de cyanure. Nous n’avais pas de pilules
de cyanure. Et j’ai des camarades qui sont encore vivants, qui on t
été déportés et qui sont revenus… eh bien, nos camarade de
Londres ont payé cher, les délégués militaires ont payé cher ! Le
premier : Jean Moulin ! Vous connaissez la tragédie de Jean Moulin.
Mais si nous avions, avec nos camarades, organisé le rendezvous,
il n’y aurait pas eu l’arrestation ! Jean Moulin est tombé parce
que certains qui ne devaient pas connaître ce lieu de rendez-vous
le savaient et qui, déjà, trahissaient! Oui vous voyez que ce n’est
pas si simple, mais que c’est seulement avec le temps, avec l’action,
la réflexion intelligente de la situation qu’on arrive justement à
faire échec à la Gestapo et la police française, qui était partout. Qui
était partout. C’est d’ailleurs comme à la guerre. Pourquoi à la Révolution
française on a fait l’amalgame entre les anciens et les nouveaux
? Parce que les hommes du Comité de salut public ont compris
qu’il fallait justement ne pas laisser ceux qui s’engageaient sans
avoir un appui avec un compagnon de combat et un commandement
qualifié. L’art de la guerre c’est comme la médecine, c’est
comme n’importe quelle science, il faut l’apprendre. Et en Espagne,
avant qu’arrivent les Brigades internationales, avant que les camarades
espagnols aient organisé leurs régiments, eh bien les gens se
battaient comme ça, frontalement, ils oubliaient de garder leurs
flancs, ce qui est élémentaire ! C’est pour ça que la Résistance a
été un long combat, un long apprentissage, une volonté aussi de
participer à la libération et de ne pas l’attendre de l’extérieur. Ce qui
d’ailleurs a donné toute autorité ensuite au général de Gaulle vis à
vis des gouvernements alliés. Et à cette époque, le peuple français
dans ses couches profondes a fait honneur à son pays.

Question :
Le rôle des femmes?

Ah oui, mes petites filles m’ont dit « tu parleras des femmes », mais
j’étais parti sur mon thème !!
Pourquoi nous devons beaucoup aux femmes dans la Résistance ?
Tout simplement parce que, au départ, quand il fallait structurer la
Résistance, les hommes étaient connus ou archiconnus par leur
physique, étaient surveillés ou en situation de faire très attention et
obligés de garder le plus possible la clandestinité. Alors pour s’organiser
il fallait des liaisons, c’étaient les femmes qui établissaient
ces liaisons entre les responsables de la Résistance. C’est elles qui
ont structuré, qui ont permis justement cette organisation à la fois
verticale et horizontale de la Résistance. Et quand il a fallu faire des
actions armées, nous avions peu d’armes, peu de revolvers, eh
bien les femmes ont été envoyées pour prendre des renseignements,
pour voir si l’action était possible, ensuite c’étaient les
femmes qui apportaient les armes , c’étaient les femmes qui reprenaient
les armes, c’étaient les femmes qui retournaient pour écouter
ce que les gens disaient sur l’action qui avait été réalisée. Et de
bout en bout, de bout en bout, c’est ce quelles ont fait. Et mon
épouse ne m’a pas quitté, hormis pour sa maternité, et ensuite elle
a été responsable du service de secrétariat, de liaisons de l’étatmajor
de l’Île-de-France, elle est lieutenant FFI. Et bien des camarades,
nos compagnes, et malheureusement ont été déportés, ont
accouché en prison, en déportation… mais elles sont restées fidèles
à la Résistance et à leur engagement. D’ailleurs il y a beaucoup
de livres sur la Résistance féminine. Moi, à la maison, j’ai tout
un rayon sur les femmes dans la Résistance. Charlotte Delbo par
exemple, qui a été déportée… Sans les femmes on n’aurait pas pu,
et mon épouse, par exemple,… En 42 j’avais fabriqué une bombe
pour faire sauter un dépôt de l’Air liquide, eh bien elle est partie
avec notre fille aînée qui avait 10 mois et, dans un sac, la bombe
que j’avais préparée avec un déclenchement électrique, la bombe n’
était pas armée bien sûr, mais elle a traversé Paris en métro et en
partie à pied jusqu’au rendez-vous sur les fortifs pour expliquer à un
groupe de combat comment faire fonctionner l’engin. Eh bien elle
l’a fait comme ça ! Combien l’ont fait! Encore une fois, sans les
femmes il n’y aurait pas eu de Résistance.

Question :
Que pèsent les femmes numériquement ?

Je ne peux pas donner de nombre sur les femmes qui sont passés
dans la Résistance. Concernant les effectifs, chose curieuse,
j’avais estimé vers le mois de juillet à 60 000 hommes mobilisables,
encadrés, et plus ou moins organisés, les forces de la Résistance.
Et peu de temps après la Libération, les services de renseignements
sont découvert que les occupants allemands, l’état-major allemand,
dès 1943, étudiant la possibilité d’une insurrection à Paris,
estimait les effectifs d’une insurrection armée sur Paris à 60 000
hommes. C’étaient exactement les chiffres que nous avions établis
à l’époque ! Vous voyez que les Allemands s’étaient préparés, et
peut-être que je ne l’ai pas dit, le jour du débarquement de Normandie,
les Allemands avaient pris une décision pour que, ce jourlà,
Paris soit mis en état de siège. Les affiches étaient prêtes à être
collées. l’état de siège, c’est-à-dire la fermeture de tous les établissements
publics, l’interdiction des rassemblements de plus de trois
personnes. Et le service de renseignements, dont je parlais tout à
l’heure, m’a fait savoir que le gouvernement militaire allemand avait
renoncé à placarder ces affiches et les avait envoyées au pilon.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Que les Allemands, déjà, les grands
chefs, qui étudiaient le rapport des forces et ne voulaient pas provoquer
Paris. Paris, la ville des insurrections! Et Von Choltitz, qui
commandait par la suite, avait pour préoccupation que Paris ne
bouge pas, que Paris reste tranquille, pour permettre de le repli des
troupes allemandes. Après, il aurait détruit au maximum et, en cela ,
l’insurrection a rempli son devoir, et en fonction de conditions favorables,
d’une situation concrète, et non pas d’une décision d’aventure.

Question :
Jean Moulin, qu’en est-il dans la Résistance?

Jean Moulin, hélas vous le savez bien, n’a pu poursuivre jusqu’au
bout sa mission. Le général de Gaulle lui avait donné justement
pour mission de structurer, de rassembler et de diriger la Résistance
française. Et Jean Moulin avait fait ses preuves d’antifasciste
puisqu’il avait travaillé auprès de Pierre Cot pour aider au maximum
l’Espagne républicaine pendant la guerre d’Espagne. Jean Moulin
était un résistant de très grande valeur, c’était aussi un homme politique,
c’était un homme d’État, un grand commis de l’État. Vous
savez certainement qu’il était sous-préfet de Chartres en 1940. Il y
avait eu des destructions par l’armée allemande qui voulait imputer
cela aux soldats Noirs français. On a voulu lui faire signer une déclaration
dans ce sens et il a refusé. Il a eu alors un moment
d’abattement et il a essayé de se trancher la gorge. On le voyait
toujours avec un foulard. Bref, le général de Gaulle avait choisi un
homme qui avait un passé, déjà un passé d’action, de commandement,
de caractère et, malheureusement, il n’a pas pu aller jusqu’au
bout puisque il est tombé à la suite d’une trahison… Et puis,
d’ailleurs, il repose au Panthéon, c’est un hommage de la Nation.

Question :
il paraît que Paris devait être détruit par les égouts, comment avezvous
pu empêcher cela ?

Ça c’est une invention! Parce que, voyez-vous, les égouts, les souterrains
de Paris, les Allemands en avaient peur. Mais la Résistance
les utilisait. Nous avons fait parvenir des renforts à la préfecture de
police par les égouts et par le métro, les Allemands avaient peur
des souterrains. C’est si vrai que, tout autour du Val-de-Grâce, autour
du palais du Luxembourg, ils avaient muré tous les accès des
souterrains qui venaient des catacombes. Alors il y a la légende de
mon PC souterrain de Denfert, mais ce n’est pas un PC… C’était
organisé pour centraliser tous les moyens de secours en cas de
bombardement de Paris. Cela faisait partie de la défense passive.
C’est pourquoi il y avait un réseau téléphonique complet pour Paris
et la banlieue. Les allemands avaient peur des souterrains… Par
contre, nous avions fait établir un plan pour le secteur de la
Concorde, pour noyer les souterrains des bâtiments occupés par
les Allemands. on pouvait abattre des cloisons, l’eau de la Seine
etc. enfin, cela c’est de la petite histoire.

Question :
Et le service de santé?

Nous avions à Paris un service de santé extraordinaire, qui comptait
de grands noms, comme Pasteur Vallery-Radot, et j’avais à
mas côtés des médecins comme le docteur Leibovici, le professeur
Robert Debré, j’avais un service de santé qui avait stocké ce qui
était nécessaire en cas de combat avec, non seulement les premiers
soins, avec des brancardiers, et ensuite une salle d’opérations,
etc. Et nous avons opéré, d’ailleurs, aussi bien les Allemands
blessés que les résistants. Et les hommes de la Wehrmacht
croyaient qu’on allait les coller au mur quand on les arrêtait. Ils
n’avaient qu’un mot à la bouche: « terroristes, terroristes »e. Ils
étaient tout étonnés de se voir traités en prisonniers de guerre. La
Résistance, ce n’était pas la vendetta !

Question:
Comment gériez-vous les divergences politiques au sein de la Résistance
?

Il y avait des divergences ! Et surtout quand il a été question d’établir
le programme du CNR ! Du côté gouvernemental on avait établi
un projet que les mouvements de Résistance n’ont pas accepté. Il
y a eu des discussions pour aboutir à un document : le Programme
du CNR. Je ne sais pas si vous connaissez mais, si cette chose
vous intéresse, il faut plonger dans ce programme qui est un programme
d’avant-garde. Comme le retour à la Nation des grands
moyens de production, des banques, et sur l’éducation par
exemple : que tous les enfants de France, quelle que soit la situation
de leurs parents, puissent accéder aux plus hauts postes, grâce
à un système de formation professionnelle. Relisez ce ce programme
! Mais cela n’a pas été tout seul, il a fallu discuter. Certains
avaient une vue un peu particulière, plus ou moins influencée par
les milieux économiques, mais en tout cas il n’y a pas que la Libération
qu’il faut porter à l’actif la Résistance, comme le général de
Gaulle l’a reconnu. Mais dans le domaine politique et économique,
la Résistance a fait aussi un gros travail d’élaboration avec ce Programme
du CNR, dont une partie a été réalisée et qui est en
quelque sorte l’héritage de la Résistance là aussi.

Question:
Et quelle a été l’’attitude de la police par rapport à la Résistance?

Il y a quelques aspects qui ne sont pas très connus… c’est que, très
souvent, avant les arrestations de juifs par exemple, il y avait des
policiers en tenue qui venaient dire : « il faudrait que vous vous en
alliez », etc. Ils prévenaient déjà. Il y avait donc une certaine complicité,
une certaine complicité… Parce que la majorité de la police
acceptait sa tâche. Mais il est vrai aussi que dans la police des
hommes, des patriotes, ont formé, comme je l’ai dit rapidement tout
à l’heure, trois mouvements : « Honneur de la police », « Police et
Patrie » et « Front National de la police » et c’est avec eux que, le
13 août, il y a eu une réunion, et ils n’étaient pas d’accord pour la
grève. Ces trois mouvements s’équilibraient pour ne pas prendre
de décision de grève de la police. Or le CNR la voulait, ainsi que le
Comité Parisien de Libération. Il s’est trouvé qu’ils m’avaient invité à
leur réunion. Et, devant l’absence de décision, ils se sont tournés
vers moi et m’ont dit : « enfin qu’est-ce ce que pense le chef des
FFI ? » J’étais un ancien syndicaliste, je savait très bien qu’il fallait
faire très attention dans ce domaine quand on est un chef
militaire : « je ne suis pas qualifié pour donner un ordre de grève !
Maintenant si vous prenez la décision, je vous soutiens ! » Et on a
enlevé la décision. Pire, c’est écrit que c’est le colonel Rol qui a enlève
la décision. Imaginez un Paris sans police, Paris désert… Ca a
été le premier coup, le premier coup, dans le plan du général allemand
qui s’est trouvé privé de police. C’est à ce moment-là que les
éléments patriotes dans la police ont pris la direction du mouvement,
ont maintenu la grève, et ensuite, alors, il y a eu le 19 août
une tentative de reprise du service. Et le hasard a voulu, le hasard !
Je ne savais pas que la préfecture était occupée. Je n’en savais
rien, je ne savais pas que la préfecture était occupée… Le hasard
a voulu que je passe devant la préfecture de police. J’entends la
Marseillaise, chantée par les policiers. Je rentre et on me dit : « qui
êtes vous » ? « Le colonel Rol » ! On ne me reconnaît pas. Alors,
j’avais dans un sac de camping, sur mon vélo, mon uniforme de la
guerre d’Espagne… je vais me changer dans un garage. Je me suis
retrouvé ainsi le premier officier français en tenue dans Paris le 19
août. Et croyez-moi ça a fait sensation. Et c’est là que j’ai donné
des ordres à la police, non pas de reprendre le service, l’ordre avait
été donné. Par qui ? On ne l’a jamais su, mais la police est restée
dans la rue. J’ai envoyé ceux qui n’avaient pas leur place à la préfecture
dans les commissariats. Et c’est ainsi que la police a été
maintenue dans la Résistance et s’est lancée dans l’insurrection.
D’ailleurs, il y a un historien, qui s’appelle Adrien Dansette, qui fait
autorité, le premier qui a écrit une chronique de l’insurrection, sur la
libération de Paris, dont une centaine d’éditions ont été publiées, qui
écrit : « C’est le colonel Rol qui supporte la décision capitale de la
révolte contre les autorités d’occupation ». Et j’ai été amené à la
prendre, en fonction d’une nécessité absolue. C’est écrit ça, ce n’est
pas moi qui le dis.

Question :
Quelle est votre position sur l’épuration qui a suivi la Libération?

En effet, il est certain qu’il y a eu une épuration spontanée et, certainement,
il y a eu des excès, par exemple les femmes tondues.
Moi, tout de suite, dès que j’ai appris cela, j’ai interdit de faire cette
mascarade. Parce que, le plus souvent, ceux qui tondaient les
femmes, c’étaient des gens qui n’avaient pas fait beaucoup de résistance.
Les résistants qui se respectent ne devraient pas faire de
telles choses à une femme. Donc je me suis levé contre cette épuration.
Naturellement il y eut cet esprit et l’épuration spontanée !
Quand les résistants trouvaient un homme qui avait dénoncé des
patriotes, vous voyez comment ça pouvait se passer !… Mais très
vite, très vite, et le général de Gaulle a insisté, les choses se sont
passées devant la juridiction normale, ce qui fait qu’après très peu
de temps, ces excès de justice expéditive on cessé. On a parlé de
100 000 épurés ! Et maintenant on est tombé à un chiffre de huit à
10 000 épurés. Mais, rendez-vous compte, lorsque vous avez en
face de vous un homme qui a dénoncé, qui a servi l’ennemi… Mais
les vrais résistants, justement, voulaient que ça se passe aussi devant
la justice ! Vous savez, la Révolution française à coupé bien
des têtes, mais en tout cas la Résistance peut être fière d’avoir
vécu, je crois, d’une façon correcte cette page de l’Histoire de l’épuration.
Et les chiffres qui sont publiés sont passés de dix à un, par
rapport à ce qui avait été dit à l’époque, par des vichyssois
d’ailleurs. Parce que l’esprit de Vichy n’est pas mort, même aujourd’hui,
même chez certains historiens.

Question :
Est-ce que Rol c’est votre nom ou c’est un nom de résistance ?

Pendant les derniers combats en Espagne, un de mes amis qui
s’appelait Rol, qui avait commandé le bataillon Commune de Paris,
a été tué et j’ai pris son nom. D’ailleurs, après la Libération, sa mère
est venue me remercier d’avoir pris son nom. Et puis, après, les
deux noms ont été associés, mon patronyme et mon pseudonyme :
Rol-Tanguy. D’ailleurs cela a fait l’objet d’un papier publié dans le
Monde sous le nom de Philippe Boggio, et si vous retrouvez cet article,
c’est assez curieux, parce que d’abord il m’appelle Rol de Tanguy…
Il me présente à partir d’une photo prise à la gare Montparnasse,
j’ étais en face de de Gaulle et de Leclerc qui me regardent.
Forcément, parce que j’étais en tenue de la guerre d’Espagne ! Je
n’avais pas l’allure d’un officier sorti l’Ecole de guerre ! Ils me regardent
d’un air curieux, et Philippe Boggio, l’année dernière au
mois d’août, pour le 50e anniversaire de la Libération, explique ce
qui pouvait se passer dans la tête de de Gaulle et de Leclerc en
face de moi…

Question :
Quels étaient les moyens économiques pour financer la
Résistance ?

Naturellement, mes camarades, nos camarades, qui étaient de la
haute administration, je pense à Bloch-Lainé, nous aidaient. Il y
avait un système de financement, par le haut, de la Résistance, au
moyen de bons du trésor. Chaque fois qu’il y avait possibilité, auprès
de quelqu’un de fortuné, ils plaçaient ces bons du trésor
contre de l’argent qui venait à la Résistance. D’autre part nous en
avions par les parachutages, il y avait aussi de l’argent qui venait
d’Angleterre par différents canaux. Mais il y avait aussi la collecte.
C’étaient ces différents canaux qui arrivaient à financer la Résistance.
Moi, vous savez, en 1941, on ne recevait pas grand-chose. On
survivait au jour le jour. Et à l’époque on allait systématiquement
dans les mairies, parce que tout local devait être déclaré même une
simple chambre, alors on était à l’affut de relever les adresses. Je
me suis vu plus d’une fois me tenir au bureau de la mairie
parce que je ne me je n’avais rien mangé.

Cécile Rol-Tanguy :
Mon époux n’avait pas de carte d’alimentation ! Il n’avait plus rien,
donc c’était un problème. A partir du moment où il vivait dans la
clandestinité, il n’avait pas de carte d’alimentation. Moi je n’ai jamais
vécu dans la clandestinité, j’avais tous mes papiers. J’avais
mes cartes donc, mais personne ne me connaissait. Il fallait être
dans la population. On était ensemble la dernière année, cette année-
là on a habité ensemble. On travaillait, on se rencontrait, je faisais
ses liaisons, il me donnait des papiers que je devais transmettre,
je tapais à la machine, et ensuite… chacun de son côté. Il
avait une petite chambre et moi j’étais avec ma fille aînée. Et puis
après, la dernière année, on a constaté qu’il valait mieux qu’un
couple habite ensemble. Cela donnait moins sujet à chercher. On
avait fait louer, par des amis sûrs, une petite maison à Antony. On a
vécu là. Personne n’a jamais su ce que nous faisions, si bien qu’à la
Libération tout le monde disait autour de nous : « et pourquoi vous
n’avez jamais dit que vous étiez dans la Résistance » ? C’était la
dernière des choses à faire… et j’ai même eu un bébé et le Dr qui
m’a accouchée, puisque j’ai accouché chez moi, m’ a dit « enfin
vous m’auriez dit un petit peu quelque chose ! » Mais non, je n’avais
rien à dire, je n’avais rien à dire. On vivait comme un couple normal,
sauf qu’il n’y avait rien de normal ! Mais il faut dire que nous
on est restés à Paris tout le temps, on est partis seulement
quelques mois en province, et donc à Paris c’était pas facile de
vivre, de vivre comme tout le monde. Dans une grande ville on se
cache peut-être un peu plus, mais les voisins s’occupent peut-être
aussi un peu plus de vous. C’était comme ça

Question :
Est-ce que vous avez gardé du ressentiment envers les
Allemands ?

Maintenant nous sommes en d’autres temps !
Il faut s’entendre avec le peuple allemand. Et moi je me félicite,
quand il y a des voyages de Français en Allemagne ou d’Allemands
en France. Et il m’est arrivé de rencontrer des jeunes Allemands en
leur disant la responsabilité du système hitlérien chez eux. Je me
félicite lorsque je vois maintenant les jeunes faire des voyages dans
le monde entier, c’est excellent, excellent. Ca leur apprend à se
connaître. Vous savez, moi j’ai quitté la France uniquement pour
faire mon service militaire… en Algérie et j’avais 20 ans…

Question :
Et les relations entre les différents réseaux de Résistance?
Il n’y avait pas de liaisons entre les réseaux ! Chaque réseau travaillait
dans la tâche qui lui avait été donnée et autant que possible
il fallait éviter les contacts, parce que les contacts pouvaient entraîner
des chutes. Les renseignements c’est une action horizontale,
de différents réseaux, de différents mouvements, cela montait par
des organismes plus ou moins spécialisés et ce n’était que tout en
haut qu’on faisait la synthèse. Et, pratiquement, il fallait faire très attention
à ne pas, je dirais tout mélanger, à la base parce qu’à ce
moment-là c’était la catastrophe. Il y a eu des cas d’ailleurs. La Résistance,
c’était tout un monde, évidemment, il a fallu inventer, il a
fallu innover, il a fallu faire des règles périodiquement d’ailleurs, on
éditait des textes qui rassemblaient les règles de sécurité, ce qu’il
fallait faire ce qu’il fallait ne pas faire. Moi, en 4 ans, j’ai vu ma mère
trois fois. Elle habitait le 14e arrondissement, je venais rapidement
je l’embrassais et repartais aussitôt. Trois fois en quatre ans.

Question:
Pourquoi des les pseudonymes?

Cécile Rol-Tanguy,:
On ne se connaissait pas entre nous et on avait des prénoms ou
des noms qu’on choisissait et on ne connaissait qu’un petit nombre,
que ceux auxquels on avait affaire. Moi j’avais 4 ou 5 personnes à
la fin, mais je ne les connaissais absolument pas et j’étais incapable
de savoir où elles habitaient. La seule chose dont on parlait,
nous les femmes, c’était des enfants qu’on avait. Alors l’une avait un
enfant donc on en parlait, une autre avait un enfant, moi j’étais enceinte,
donc après je parlais de l’enfant que j’avais eu. On était incapables
de savoir à qui l’on avait affaire. C’était une règle ! C’était
une règle ! Et on ne se rencontrait pas du tout en dehors du moment
où on remettait le pli, où on indiquait un rendez-vous. On
faisait seulement la liaison, on ne se voyait jamais en dehors.

Henri Rol-Tanguy :
Je me rappelle une histoire concernant les pseudonymes. C’était au
début de 1944. On me dit : « on va te passer un camarade, tu en
feras ce que tu voudras ». Et je vois arriver un petit bonhomme aux
cheveux blancs, très sympathique. Et je lui dis : « bon, si tu es
d’accord, tu feras les liaisons entre moi et le département de
l’Oise », parce que j’avais appris qu’il avait sa planque dans la région
de l’Oise. On ne demandait jamais ponctuellement le lieu :
dans la région !… Alors on bavarde puis, avant de se quitter, je lui
dis : « il faut que tu prennes un pseudo ». je lui dis :
-« comment on va t’appeler ?
-Comme tu voudras ! »
Je lui dis :
-« Tu t’appelleras prieur !
-Alors va pour prieur ! »
Et, après la Libération, on a pris qu’il s’agissait de Marcel Cohen,
journaliste très connu, spécialiste de l’Araméen, etc.
Et il me dit un jour : « Est-ce que tu sais ce que veut dire le Cohen
en hébreu ?»
Je dis : « non !…
c-a veut dire prieur !!! »

Question :
Saviez-vous, avec les réseaux de renseignements, qu’il existait des
camps de concentration en Allemagne?

Henri Rol-Tanguy :
Oui, nous le savions déjà. Il faut relire ce qu’a écrit Marie-Claude
Vaillant-Couturier qui était à Berlin avant le déclenchement de la
guerre et déjà elle avait appris qu’il y avait des camps.

Cécile Rol-Tanguy :
On savait qu’il y avait des camps de concentration.
Mon père a été arrêté en juillet 42 et emmené à Compiègne, c’était
le camp de Royalieu. C’était là où on concentrait les Français
avant les départs en déportation. Il a été déporté en 1942 à Auschwitz.
On savait ce que ça voulait dire un camp de concentration,
mais on n’a jamais imaginé ce que c’était en réalité, on ne l’a su
après ! On savait que c’était un camp de déportation, on pensait
que c’était un camp de travail où les conditions de vie étaient mauvaises,
c’est bien évident. Mais on n’a jamais imaginé ce que c’était
en réalité. C’était impensable ! D’ailleurs je dois ajouter que mon
père n’est pas rentré. Il est mort à Auschwitz.
il y a des femmes qui ont été déportées dans l’hiver 43, en janvier
43, avec Marie-Claude Vaillant-Couturier dont on parlait tout à
l’heure, avec lesquels j’ai fait des liaisons. Elles avaient été arrêtées,
elles on été déportées. Elles on été torturées par les français,
la Gestapo, d’une façon affreuse. Oui parce que ça existait aussi la
torture, quand on était arrêté. Bien souvent arrêtés par des inspecteurs
français qui, ensuite, passaient les détenus à la Gestapo. Et la
torture aussi bien pour les hommes que pour les femmes et nous
avons eu la chance d’avoir des amis qui nous connaissaient, qui ont
été arrêtés et qui n’ont jamais donné notre nom.

Henri Rol-Tanguy :
Sinon, je ne serais pas là !

Cécile Rol-Tanguy :
Vous avez une rue de Paris, la rue Raymond-Losserand, dans le
14e arrondissement. Moi je faisais les liaisons de mon mari, de
Gaston Carré et de Raymond Losserand. C’était le triangle de direction
des premiers FTP, dirons-nous, et j’ai eu le dernier rendez-vous
avec Raymond Losserand qui a été arrêté un matin. Et moi j’avais
eu le rendez-vous la veille au soir. En le quittant, j’avais trouvé qu’il
y avait un bonhomme dans le métro qui me regardait d’une drôle
de façon. Peut-être que c’était dans ma tête… parce que là, je ne
savais pas ! Et je suis descendue à une station de métro, à Saint-
Germain-des-Prés, où la sortie était en tête. Mon mari m’avait dit :
« fais attention, quand tu connais un peu les stations de métro, tu
montes dans le wagon de queue alors que la sortie est en tête ».
Ainsi on voit tout le monde qui est devant et derrière soi. C’était
une façon de se protéger. Et j’ai fait ça, je suis sortie du métro, j’ai
marché un peu, puis j’ai repris le métro pour rentrer chez moi. Et le
lendemain matin, je travaillais à l’époque, mon mari m’a téléphoné
en disant :« tu t’en vas parce qu’il a été arrêté ! » Comment il s’appelait
déjà ? Berthier ? Berger ! « tu t’en vas parce qu’il a été arrêté
! »… Et j’ai quitté mon travail aussitôt. C’est comme ça que j’ai
travaillé six semaines et je n’ai pratiquement pas été payée, parce
je suis partie comme ça. Je n’ai pas donné mon préavis… mais
c’était bien ! C’est des choses…, pour vous situer un peu plus ce
qu’était la vie de tous les jours, pour qu’on comprenne mieux
comment on vivait.

Question :
Est-ce qu’il n’y avait pas d’arrière-pensées, aussi bien du côté des
résistants communistes que des résistants plus proches du général
de Gaulle, les uns et les autres espérant aller plus loin après la Libération…

Mais, tout à l’heure on en a parlé ! Il est certain que, quand il a fallu
mettre noir sur blanc les accords, là, il y a eu des affrontements
dans la Résistance. Mais cela s’est résolu justement dans ce esprit,
cet esprit d’unité. C’est d’ailleurs ce que voulait le général de
Gaulle. Il faut voir les phrases vis-à-vis des vichyssois… Il n’a pas
ménagé ni sa langue ni sa plume contre eux.
Mais il est certain que, quand il s’est agi d’établir l’après Libération,
il y a eu des les forces plus ou moins antagonistes. C’est là alors
que le programme du CNR a été mis ça en forme, et il a été accepté
par le général de Gaulle et réalisé en partie sous son gouvernement.
Mais ça c’est évident ! Dans une société aussi diverse que
la France, combien il y a d’affrontements ! Combien de discussions.
Combien il y a d’oppositions. Ça c’est le peuple français, on est
comme ça . C’est vrai que dans le peuple allemand, il ne s’agit pas
maintenant de lui tresser des couronnes, mais il y a une conception
plus grégaire. Nous on est des gaulois, on discute, on discute et
bien souvent à tort et à travers. il est certain que l’unité de la Résistance
n’est pas venue spontanément. il a fallu la bâtir, il a fallu argumenter,
il a et il a fallu aussi quand même faire admettre l’opinion
de la Résistance. Il y a des hommes… Par exemple, Claude Bourdet,
qui vient de mourir, il s’est heurté au général de Gaulle. Christian
Pineau qui a été quasi ministre, mais quand il est allé à
Londres… Mais ça s’est terminé de façon très positive parce que
Christian Pineau avait demandé au général « vous devriez faire
une déclaration au peuple, etc.». Le général s’y est refusé, mais
quelque minutes avant que Christian Pineau monte en avion, un
motocycliste arrive avec un message qui, contrairement à ce qu’il
avait dit ! Mais il avait réfléchi ! Vous voyez, ce n’est pas si simple.
En tout cas, la Résistance à laissé, pour toujours, à notre peuple un
exemple d’unité, et non pas d’unité formelle mais d’une unité réfléchie,
débattue, construite, et qui reste un exemple.

Conclusions du colonel Rol-Tanguy :
Eh bien moi je quitte cette salle avec un sentiment de reconnaissance
vis-à-vis de vous, parce que vraiment, vous avez marqué
beaucoup d’attention à cette réunion, qui n’était pas si facile. Tout
de même, j’espère que vous avez appris quelques choses nouvelles
et je crois que votre attention prouve que vous les avez retenues.

Conclusion de Yves Blondeau, professeur invitant :
Les élèves ont été très attentifs, bien sûr, je crois que s’ils ont été
attentifs c’était une façon de montrer qu’ils étaient intéressés, mais
aussi de rendre hommage à l’action qui a été menée par vous, M.et
Mme Rol-Tanguy, et aussi à l’action qui a été menée par les autres
résistants, dont beaucoup ont laissé leur vie pour que nous soyons
libres.